N° 1353 | Le 16 janvier 2024 | Par l’asperge en apesanteur | Espace du lecteur (accès libre)

Harcelée !

Le harcèlement est une violence fondée sur des rapports de domination et d’intimidation ayant pour objet ou effet une dégradation des conditions de vie de la victime et un impact sur sa santé physique ou psychique. Il est destructeur. Stop !
Bon, je ne pouvais pas ne pas écrire sur le harcèlement par les temps qui courent.
J’ai tenté une petite bafouille il y a quelques mois, mais sujet si délicat, douloureux, envahissant, qu’il n’est resté qu’à l’état de bafouille. Bafouille. Ce mot va bien avec le harcèlement tiens. C’est ça. Tu me vois là, debout, les yeux affolés, la bouche entrouverte, ne sachant quoi dire, essayant, mais ne parvenant qu’à éructer quelques syllabes en bafouillant ? C’est en général comme ça que commence le harcèlement avec moi. Mais bon, il y a toutes sortes de harcèlements, des p’tits, des gros, je pourrais réécrire la chanson de Pierre Perret.
Petit rappel de définition, parce que je crois qu’au final tout le monde n’a pas bien compris ce qu’est le harcèlement : c’est la répétition de propos et/ou de comportements ayant pour but ou effet une dégradation des conditions de vie de la victime. Cela se traduit par des conséquences sur la santé physique ou mentale de la personne harcelée.

Un phénomène complexe

C’est important de se rendre compte que tu peux être harceleuse/harceleur sans le vouloir au départ. Que tu n’avais pas forcément l’intention de le faire, mais que ta toute petite goutte de mépris l’autre jour, elle s’ajoute à toutes les autres petites gouttes de mépris distillées l’une après l’autre. Cela peut être insidieux le harcèlement, très, très subtil, mais c’est toujours la succession d’humiliations. Des plus fines aux plus dégueulasses. Ça te parle ?
Moi, ça a commencé in utéro. Pas désirée, hors mariage, en 1966, ce n’était pas gagné.
Et puis ça a perduré. J’étais le souffre-douleur, le vide-émotions de cette génitrice. Je n’ai aucun souvenir d’un geste ou d’un mot d’amour de sa part. Je me suis élevée sans elle. Avec pas mal de grosses dégringolades. Lui était absent, pas du tout investi. Un autre enfant en fait. Alors ce n’était pas gagné pour la suite.
Parce qu’on le sait, dans notre métier, le manque d’amour et les humiliations dans l’enfance sont la voie royale vers, entre autres, le harcèlement. On devient le harcelé chronique ou…Ta Dam… le harceleur. Les études sont formelles, la plupart des harceleurs ont été harcelés. Baste. Je ne suis pas passée du côté obscur de la force.
Il y a longtemps, en prévention, dans une des grandes associations nationales, a eu lieu l’un des plus violents.
Un soir, en travail de rue, un des collègues me parle des formes de violences qu’il a vécu enfant au sein de la famille. J’évoque également les miennes. Le lendemain, il est en arrêt maladie. Je sens une ambiance bizarre. La psy d’analyse de la pratique, qui avait également un rôle de soutien individuel au sein de l’équipe, était un peu au courant de mon passé de maltraitance, moi naïve que je suis, je lui en avais parlé par souci de transparence au cas où je me retrouve en difficulté, avec trop de résonance selon l’histoire des personnes accompagnées.

Mon tribunal
L’équipe : mes juges

Je te la fais courte : ça a fini en réunion avec tous les éducs, la psy (qui avait parlé de mon passé à la cheffe de service, oui, oui) et la cheffe de service. Chacun.e leur tour, chaque éduc m’a dit ce qu’il y avait à me reprocher. Tribunal. Sans avocat. J’ai entendu : pas normal que j’ai la photo de ma fille sur mon bureau. Je transpirais en arrivant au centre social l’autre jour (quartier excentré, sur une colline, je suis enceinte de jumeaux). Je ne parle pas beaucoup. Le seul qui dit quelque chose de sensé et concret : je ne semble pas avoir d’émotion, on dirait que je n’ai jamais peur.
Je suis sidérée. Littéralement sidérée. Comment, d’une discussion en travail de rue, on en arrive là ????
Bon, la grossesse est à risque, je suis rapidement en arrêt de travail, pourtant coup de fil de la psy et la cheffe de service deux fois pour me demander quand je reviens. Oui, oui. Bien évidemment, je n’arrive pas à revenir, le directeur m’appelle au bout de plusieurs mois. Il me dit d’arrêter de me poser en victime. Cela me met hors de moi, je démissionne.
Bon, là, c’est typique.
Mais parfois, c’est plus subtil.
Et ce n’est pas que dans la sphère professionnelle.
Ça peut être juste le ricanement de l’un. Le détournement de regard de l’autre. La non-invitation à l’apéro du troisième. La peur, que tu lis dans les yeux du quatrième quand tu arrives silencieusement dans la pièce. Ça peut être le bruit qui court.
Ils sont terribles les bruits qui courent. Et ce qui contribue au harcèlement, c’est d’une part la répétition, mais également le silence autour de ces bruits. Cette espèce de chape de plomb que chacun ressent, sans la nommer. Personne ne vient me demander ma vérité, ce que je vis, pourquoi ces bruits. Qui finissent en déflagrations dans mon cerveau, dans mon corps, dans mon âme.

En thérapie

J’ai fait 25 ans de thérapie de toutes sortes pour comprendre, pour arrêter de vivre cela, pour enrayer les déflagrations. 25 ans de remise en question, de décryptage de l’enfance, ma mère, mon père, mes profs, mes mecs, mes chats. Tout cela bien enrobé de notre chère omniprésente psychanalyse.
Il y a 5 ans, je retrouve un poste d’éduc en Itep. Le harcèlement a dû commencer le deuxième jour. Par les deux éducs de mon groupe. Ils sont allés jusqu’à me démonter auprès de certaines familles, auprès de certains enfants, et auprès de tous les collègues alors que je n’avais pas encore vraiment commencé de travailler. Une structure qui n’avait que 6 ans d’existence et déjà pleine de secrets et de maltraitance.
Balayettes, contentions inopinées, retournement de matelas, tapes sur la tête, punitions, copiages de lignes, etc.
J’arrive avec ma non-violence, ma primauté de l’éducatif sur le répressif en étendard, ce n’est pas gagné. Les déflagrations se transforment en dépression, je perds pied, je ne parviens plus à travailler. La directrice ne se laisse cependant pas duper et agit.
Oh, pas de manière ostentatoire, non, très discrètement. Rien n’est nommé, mais au moins, mon professionnalisme et mes compétences sont reconnus. Les deux éducs sont fermement invités à quitter l’établissement, l’une sévit maintenant à l’ASE, et je suis fermement invitée à accepter une rupture conventionnelle. Fin.

Je suis atypique

J’ai toujours été atypique, cela plaisait, ou cela dérangeait. Il n’y avait pas de demi-mesure. On m’adore, ou on me hait.
Mais là, à plus de cinquante ans et quatre enfants devenus grands, malgré toutes les remises en question, tout le cheminement, bing, je me retrouve encore anéantie. Laminée. Je perds pied. Qui suis-je ? Qu’est-ce que je dégage d’aussi “horrible” pour recevoir cela ? Comment, pourquoi, j’en arrive encore là ? Il y a vraiment un truc chez moi que je ne comprends pas.
Pourquoi encore une fois, debout les yeux affolés, la bouche entrouverte, ne sachant quoi dire, essayant, mais ne parvenant qu’à éructer quelques syllabes en bafouillant ?

Épilogue

Je l’ai eue ma réponse. J’ai changé de lunettes. De verres psychanalytiques, je suis passé à des verres neuropsychologiques. J’ai regardé ce passé autrement, je suis allée voir une spécialiste. Les résultats ont été formels : Madame, vous êtes autiste (Trouble du Spectre Autistique), et vous présentez un Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité. Ce fût une autre forme de déflagration. Mais ô combien salvatrice et libératrice.
Si le sujet te parle, notamment chez les femmes, tu peux taper «  Autisme au féminin  » dans le moteur de recherche. Fais gaffe, tu risques d’être surpris.e.

Pour en savoir plus
Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende (article 222-33-2 du code pénal).
http://bit.ly/3RLS8Sw