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► C’est quoi le problème ? Par Mélodie • Psy polaire

Quand j’ai rencontré Nanou, sa fille Karen avait 6 ans. Elle était handicapée et avait le plus beau sourire du monde.
Quinze ans plus tard, elle est toujours handicapée, bien sûr, et elle a vécu de nombreux épisodes hospitaliers – inhospitaliers – serait plus juste. J’ai rarement été absente pour ses séjours aux urgences, sauf si j’y étais pour moi-même. Un soir de Noël, ses parents et moi avons bu du limoncello en mangeant des chocolats, à son chevet. Elle était enveloppée de tubes et de machines qui bipaient et qui inquiétaient. Elle avait une pneumopathie, et c’était grave.
Ce dernier épisode ravive la naissance de leur fille et la peur de la mort. Même si son père dit que c’est une guerrière – je suis d’accord avec lui –, la guerrière est épuisée et la mère perdue. Après un mois d’hôpital, parents et amis se relayent auprès de leur fille, mais la déprime de Nanou prend toute la place. Nanou s’égare comme jamais en 21 ans. Aller consulter devient une évidence. Elle a raison, mais bonjour le psy !
Elle a rendez-vous le mardi à 7h30. Son cabinet est meublé d’un bureau et de deux fauteuils des années 1970. Ça sent le renfermé et la moquette est usée. Le cadre n’est pas vraiment accueillant ni assez doux pour que les mots aient loisir à s’échapper et trouver sens auprès de cet homme, même s’il met le paquet du côté de la permanence. Il a toujours le même pull bleu et des chaussures de randonnée, prêt à faire une petite balade entre deux patients. Quand elle s’assied, elle est fascinée par son grain de beauté sur la joue gauche et ne le quitte pas des yeux. Les mots hésitent, elle tente de l’interroger sur le concept de résilience. Il lui répond que c’est un bien grand mot qui n’a pas beaucoup de sens. Dubitative, elle essaye de comprendre ce qu’il cherche à lui expliquer « Pour travailler ensemble, le processus est le suivant : on dissocie les pensées des émotions, en reprogrammant le cerveau ; il faut prendre la douleur à contre-pied, vous comprenez ? » Non, elle ne comprend pas, elle n’écoute plus le ton moralisateur de son psy qui lui relate des anecdotes personnelles des plus banales. Elle repart dépitée !
La deuxième séance s’avère pire que la première. Il lui demande de fermer les yeux et d’imaginer un ours polaire, puis de regarder une femme qui tourne sur un ordinateur et que chacun voit tourner différemment. Ce jour-là, elle se demande si c’est elle qui ne tourne pas rond. Comme elle est dépressive, elle rejette la faute sur elle. Elle décide de faire des efforts pour sa troisième séance. Déterminée, elle aborde, avec lui, ses rêves.
Elle déballe ses cauchemars sanglants. Elle rêve qu’elle est tuée violemment toutes les nuits. Il lui répond que les rêves n’ont pas de sens particulier, ni d’intérêt particulier. Choquée, elle lui rappelle que ces rêves-là occupent son sommeil depuis que sa fille a failli mourir à l’hôpital. Il prend dix longues minutes pour expliquer les cycles d’endormissement. Elle perd le fil. Il lui propose de se lever vers 6h30 pour supprimer le dernier cycle de sommeil, celui des rêves !
Cette dernière séance a été déterminante. Bien sûr, elle a changé de psy. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas passé une soirée joyeuse ! Quand elle a confié cette histoire, son mari a répondu, non sans ironie :
‒ Du coup il suffit de te lever à 4h du matin pour régler le problème.
Je ne suis pas psy, mais j’en ai croisé un grand nombre. Jamais d’aussi farfelus à l’esprit bouché. C’est terrible pour ma Nanou perdue qui prend consciencieusement ses petits cachets bleus, dans l’espoir d’en diminuer la dose. Chagrin, douleur et blessure jalonnent sa vie, sans espace pour nommer, affronter, regarder, mettre du sens et apprivoiser les émotions qui vont avec. Elle lutte pour être forte et elle le paie cher.
J’ai un rêve diurne : que des larmes salvatrices ruissellent le long de ses joues, qu’elle hurle, qu’elle retrouve le sommeil, ou je ne sais pas moi, qu’elle trouve des mots pour se dire.
Depuis quelques semaines Nanou ne me raconte plus ses séances. Le nouveau psy n’a pas de chaussures de randonnée, ni de grain de beauté. Et j’imagine que son oreille attentive gomme habilement les détails, de l’ameublement de son bureau, relégués au second plan. Enfin !