L’Actualité de Lien Social RSS


► FORUM - Comment garantir l’autonomie d’action face à la protocolisation ?

La pratique professionnelle est d’autant plus fertile qu’elle est valorisée et légitimée dans sa capacité à interagir face à l’imprévisible, à l’inattendu et à l’instantané. La multiplication des référentiels, des procédures et des recommandations ne risque-t-elle pas d’agir comme un éteignoir ?

Par Jean-Luc Boero, chef de service à l’Aide sociale à l’enfance

La pensée gestionnaire hégémonique, diffusée par l’idéologie managériale qui envahit le secteur social et médico-social, conduit à pléthore de protocoles qui disent peu de la relation d’aide, de l’obligation relationnelle, de l’engagement, de la liberté de ton propres au travail social. Si l’on rajoute leur diffusion souvent peu pédagogique et variable et l’absence d’évaluation des résultats qu’ils sont censés produire, comme amélioration des articulations, on ne peut parfois que constater inefficience de cette protocolisation envahissante. Des protocoles mal diffusés, peu assimilés par les équipes et développant soit une généralisation, soit des procédures tatillonnes, peuvent conduire à des postures tranchées peu en rapport avec la nécessaire souplesse, à l’adaptabilité et la créativité de nos secteurs. Leur intégration mal digérée peut provoquer des attitudes de crainte et de repli renforçant une forme de standardisation du travail social. Le trop-plein de gestion conduit à l’éclatement des collectifs de travail, à l’émiettement, à la perte de sens et à une profusion de pratiques normatives. Pourtant, le travail social a toujours été producteur d’interactions, de combinaisons nombreuses, multidisciplinaires et multi-institutionnelles. Et nos organisations ont un savoir-faire éprouvé du lien à l’autre. L’expérimentation de la constitution de protocoles et référentiels interinstitutionnels visant la bonne articulation et le zéro défaut montre parfois l’inverse, à savoir une forme de concurrence, un renforcement des cultures institutionnelles défensives, un regard négatif de l’autre institution contraire à la coopération nécessaire et si difficile parfois à maintenir dans nos domaines d’activité.
Bref, l’excès de protoco­lisation n’entraîne pas une amélioration des synergies, des interactions au service de la clinique de l’action et des besoins des usagers. Parce que trop souvent les protocoles ne prennent pas en compte les charges de travail, celui vécu dans le réel, l’urgence, les aléas quotidiens et intensification de notre action. Ils peuvent venir mettre au pilori l’intelligence et l’art du travailleur social, ainsi que la réalité de l’accompagnement effectué. Ce sont des productions managériales hors-sol. Pourtant, le travail réflexif ainsi que la production d’une pensée organisée, d’une saine gestion de nos organisations et d’une modélisation de nos interventions sont nécessaires s’ils s’appuient sur expertise terrain, s’ils prennent en compte les aléas de la relation et l’indicible de la rencontre avec l’usager, s’ils n’évacuent pas la charge de travail, s’ils intègrent tant la question de la formation que de la supervision interéquipes et du sens.
Travailler trop souvent en mode dégradé avec des protocoles inapplicables renforce le sentiment d’un travail mal fait. Méfions-nous de ceux qui ne prennent pas suffisamment en compte la complexité de notre environnement professionnel. Ne réduisons pas le professionnel et l’usager à une rencontre sans subjectivité.
Produire des protocoles qui ne visent qu’à répondre aux impératifs de l’idéologie managériale renforce l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Ils ne participent qu’à un discrédit de la rationalisation. Mettre en mouvement nos organisations pour produire une action concertée qui prenne sens dans un environnement complexe et en mouvance en favorisant l’ingéniosité et la créativité des professionnels doit être au cœur de la production de nos référentiels et protocoles. Oui à des protocoles facilitant l’action partagée, non à une protocolisation renforçant la dégradation de nos secteurs.

Retrouvez le second témoignage de Xavier Bouchereau, chef de service en Prévention spécialisée, sur le n°1262 du 26 novembre 2019