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► LE BILLET de La Plume Noire • Éduquer : créer du manque
« Tu vois Jérôme je vais te dire. Cette question du manque est à mon avis centrale dans notre boulot ». Profitant de l’accalmie, avant l’arrivée des marmots, François Durand et Jérôme Cabriole, tous deux éducateurs spécialisés de leur état, discutaillaient dans la cuisine du home d’enfants. Tout en papotant, François se confectionna un sandwich au camembert de la taille d’un quart de baguette qu’il s’empressa d’engloutir à une vitesse effarante. Jérôme avait l’habitude de voir son collègue agir de la sorte et cela le fît sourire.
Tout en découpant un deuxième morceau de pain, François, continuait son raisonnement.
Le manque m’est apparu pour la première fois dans la marge d’une de mes copies d’étudiant éducateur. On nous avait demandé, à partir de documents, de travailler sur la situation d’un jeune héroïnomane. Tu vois le topo. On te demande une analyse et le projet. Dans le devoir, à un moment, j’émis l’hypothèse que le gars se shootait pour « combler un manque ». J’étais plutôt fier de ma trouvaille. Du coup, je fus d’autant plus surpris le jour de retour des copies, lorsque je vis, marquée à l’encre rouge, la réflexion du formateur « ou un moyen de se créer un manque ».
Ah ouais pas mal.
Cette remarque a fait « Tilt » dans ma tronche, et aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, elle m’accompagne encore.
Jérôme écoutait et regardait François terminer son deuxième quart de baguette au camembert. Partageant la moitié restante en deux autres quarts, François développait plus avant sa pensée.
Je constate à quel point « combler le manque » est la marque de fabrique du travail social. Comme une trop bonne mère qui sort ses seins pour les fourrer dans la bouche du bébé dès qu’il couine sans vraiment chercher à comprendre ce que les pleurs peuvent exprimer, le travail social, dans sa peur du vide, n’a de cesse que de s’appliquer à combler les carences de toutes sortes. Repérer, identifier, évaluer les besoins de l’autre pour combler. Voilà à quoi se borne le travail social. Les besoins de l’autre, foutaises ! Notre boulot n’a rien à voir avec les besoins, mais bien avec le désir.
François s’apprêtait, alors qu’il finissait son troisième quart, à peaufiner un quatrième sandwich.
Mais tu vois, depuis que j’avance dans le métier, je me demande si « Éduquer », dans sa visée la plus haute, au lieu de combler le manque, ne consisterait pas plutôt à créer du manque. Il n’y pas d’éducation possible sans désir, pas de désir possible sans manque, la conclusion s’impose d’elle-même : « Éduquer » c’est avant tout chercher à créer du manque.
Une baguette et la moitié du camembert venaient de disparaître durant la démonstration de l’éducateur.
Bon, François, c’est l’heure de récupérer les gamins. Ça te pose un problème si je récupère les maternelles ?
Non, c’est bon. De mon côté, je file à l’école primaire.
Au retour je passerais peut-être par la boulangerie, histoire de reprendre du pain. Parce que je me demande François : Les sandwichs au camembert, c’est pour créer, ou combler un manque ?