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► LE BILLET de Vince • Si ça se trouve…

Ouais, c’est vraiment la merde. Tu gagnes 1500 euros par mois. Tu bosses dans une institution qui n’a pas les moyens de faire vivre dignement son projet. Tu pallies au manque de personnel. Tu fais comme on te demande, toujours plus avec moins. Et surtout, tu passes un temps fou à rendre des comptes sur ta pratique, comme si ton salaire fastueux méritait un contrôle permanent, comme si le travail que tu produis n’était plus digne de confiance.
Alors tu coches. Tu coches des tableaux Excel. Tu remplis des colonnes, des lignes, des cases. Tu dois justifier du bon usage de l’argent public, c’est ce que ta hiérarchie te rabâche sans cesse pour justifier son harcèlement technocratique. Un suivi, une case. Un acte éducatif, une croix. Une demi-heure de dépassement, un item. Certains ont même mis en place les pointeuses, comme à l’usine. On développe les logiciels de traçabilité et de performance. On valide les politiques de tarification à l’acte. Ces logiques de gouvernance ont fait leurs preuves, c’est bien connu, comme à l’hôpital public par exemple. En termes de ressources humaines aujourd’hui, un CV d’éduc sans compétence identifiée sur la maîtrise des outils de bureautique est un CV à faible potentiel.
Surtout, on te demande de ne pas trop réfléchir. Mettre du sens dans ta pratique éducative représenterait un vrai risque pour les stratégies de management. Mais si tu es compétent en matière d’application mécanique des process établis, tu as de l’avenir dans le travail social que l’on dit « en crise » faute de candidats motivés par ces belles perspectives systémiques.
Alors coche et tais-toi.
Déjà ton employeur se bat pour toi. Il revendique ton droit au Segur. Tu devrais lui en être reconnaissant. Sois gentil avec lui, s’il te plaît. Tu vois bien qu’il est dans ton camp puisqu’il ose réclamer l’argent que l’on te doit.
Si ça se trouve, dans cet élan d’altruisme professionnel, il va bientôt soutenir les revendications syndicales de revalorisations salariales. Il va réclamer des moyens supplémentaires pour le social. Il va défendre un projet de convention avantageuse. Il va oser des budgets prévisionnels ambitieux.
Si ça se trouve, il va réellement retrouver une vocation sociale au sens propre.
Si ça se trouve, il va tenter de mettre en accord les beaux principes des valeurs écrites sur son projet d’établissement avec ses actes.
Si ça se trouve, il va s’engager, se mouiller un peu politiquement, défendre avec conviction un nouveau paradigme.
Si ça se trouve, d’ici quelques mois, tu seras payé 2 000 euros par mois. Tu pourras récupérer un peu de pouvoir d’achat, épargner, envisager d’investir ou tout simplement vivre normalement.
Si ça se trouve, tu vas soudainement trouver du sens à toutes ces croix saisies quotidiennement dans tes tableurs, comme si le fait d’être mieux payé rendait tout à coup plus supportable ta condition de petit bureaucrate obéissant.
Si ça se trouve tu diras même merci à ton patron, reconnaissant de t’avoir accordé une prime qui pourra soudainement justifier toutes les pratiques qui t’interrogeaient éthiquement jusqu’à lors.
Mais si ça se trouve, tu n’es pas si naïf que ça et tu sais que tu auras beaucoup d’autres combats à mener pour redonner du sens à ta pratique, bien au-delà d’un « net à payer » décent et juste.


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