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Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.
LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?
Par SF, psychomotricienne
29 ans et 2 mois …que je me lève le matin, fais deux heures de route pour rejoindre l’institution dans laquelle je travaille auprès d’enfants et d’adolescents au comportement très troublé.
Et ?
Aujourd’hui, je dois partir de cette institution par la porte de la médecine du travail qui m’en libère « grâce » à « une inaptitude au poste » pour stopper la dégradation de ma santé physique et psychique.
Comment en suis-je arrivée là ?
Je suis psychomotricienne dans un ITEP, passionnée, engagée, bosseuse. J’ai une orientation thérapeutique solidement acquise par l’expérience clinique et une formation continue, une éthique qui me guide, des valeurs humanistes et une pratique appuyée sur la force du travail d’équipe.
2014 est un tournant. Le directeur cède sa place à une directrice. Puis un poste de directrice adjointe est créé, remplaçant le poste dit de chef éducatif, puis au cours des années suivantes un poste d’adjoint à l’adjoint de direction se crée puis un poste de directeur de pole …Au siège de l’association, qui est relativement petite, un poste de RH et de directeur financier sont également créés. Le conseil d’administration reste occupé, quant à lui, par d’anciens directeurs qui agrémentent ainsi leur temps de retraite.
Bref, en six ans les chefs se sont multipliés et les enjeux de pouvoir sont devenus visibles et omniprésents.
Plus les directions augmentent, plus notre champ d’initiatives, sur le terrain, se réduit ; le pouvoir s’exerce de façon verticale et autoritaire.
Nous recevons, désormais, des directives sur ce qu’il faut faire, comment le faire, où le faire. La question du sens, c’est-à-dire pourquoi le faire, n’est plus essentielle voire dérangeante.
La communication se mute souvent en notes de service.
Le statut des éducateurs est modifié, ils deviennent des « référents de parcours », font des écrits, remplissent des évaluations et n’accompagnent plus le quotidien des jeunes. Les moniteurs éducateurs prennent la place des éducateurs, les stagiaires défilent.
Les espaces de vie sont transformés, l’internat diminue le nombre de places et les temps d’accueil. Le collectif ne prend plus sens. Deux services, le demi internat et un accueil dit de jour, pour les ruptures scolaires, sont supprimées.
Ces mesures prises soi-disant dans le sens d’une évolution sociétale, se fait de façon radicale au mépris des besoins réels des jeunes. Les manques de places dans les institutions sanitaires et médicosociales ouvrent une sorte de guerre du milieu, ou plus personne ne compose mais où chacun se renvoie la balle. Les enfants sont alors victimes de décisions non cohérentes.
Les familles doivent trouver des solutions pour s’occuper de leur enfant. Le terme « assistance » est à bannir. Le regard sur la place des familles, sur leur responsabilité est totalement revisité, sans pour autant être suffisamment élaboré par les équipes. La question de la protection des jeunes devient réduite à : « information préoccupante ou pas ? »
Sur le terrain, le turn-over du personnel est conséquent : démissions, ruptures conventionnelles, licenciements, arrêts maladie longues durées.
Bref un rouleau compresseur remodèle l’institution, sans que la base soit invitée à la penser ou si elle l’était, personne n’y croyait, chacun se disant, au vu des méthodes managériales autoritaires, que tout était déjà décidé.
Pour revenir sur mon parcours, j’ai subi toutes ces transformations sans comprendre la politique sous-jacente. Le discours des directions se résumait à « répondre aux demandes des Agences régionales de santé et de l’Haute autorité en santé.
Mais quid de la clinique ?
Les réunions qui me permettaient de rencontrer mes collègues pour penser le soin ont été supprimées ; je ne bénéficiais plus d’analyse de pratique et ne devais pas partager celle des éducateurs (sans savoir pourquoi). Je n’assistais plus qu’à une seule réunion dite d’élaboration ou d’évaluation du Projet personnalisé, indispensable pour les directions car elles donnent lieu à un écrit, placé dans les dossiers, l’important étant que les dossiers soient à jour.
L’injonction aux écrits et une nouvelle langue, composée de mots désaffectés, de sigles, sont apparues.
Pas de lieu non plus pour poser des questions : aucune question, aucune réponse !
Des décisions, par notes de service, concernant les suivis des enfants sont actés sans que je sois concertée, ni même que l’on prenne la peine de m’en expliquer la raison.
Des passages à l’acte, type marquage de territoire, s’opèrent, ex : vider en totalité une pièce investie par des salariés et les enfants, en jeter tout le contenu (productions des enfants, plante offerte par les parents, tasses de café etc) pendant des congés scolaires, sans prévenir.
Je constate une volonté de diviser les équipes, de séparer les gens qui ont de fortes alliances et surtout d’empêcher la parole.
Ainsi, par exemple, le débat en réunion fait place à un tour de table orchestré par la directrice adjointe qui distribue la parole, avec un ordre établi par rapport à notre fonction. La parole libre fait place à la lecture d’un compte rendu. La structuration de ce temps de réunion a pour effet d’anéantir la spontanéité et les associations d’idées désordonnées qui sont si riches pour la clinique. La frustration de chacun, au sortir de ces réunions est une pierre de plus à notre sentiment de perte de sens envers nos missions.
Autre paramètre, le projet d’établissement garantissant une orientation clinique et théorique n’est plus pris en compte. Ainsi, un nouveau service s’ouvre pour les enfants aux troubles du spectre autistique (la généreuse dotation de l’État pour cette cause ne se refusant pas) et une équipe aux méthodes, à l’orientation théorique différente est constituée.
La direction nie alors la nécessité d’élaborer nos points de vue différents voire divergents ; de graves conflits en découlent qui ne sont pas traités ni même considérés et qui auront des conséquences funestes sur mon état de santé.
Quelles ont été mes stratégies pour conserver mon désir au travail ?
Beaucoup de mes collègues, salariés de longue date, sont, hélas partis et l’action de la direction afin de cliver les équipes, ont fait émerger une première menace celle de l’isolement. L’importance de protéger les alliances professionnelles restantes est essentielle. Ce premier point est majeur, car le partage des difficultés et les réflexions pour y pallier, allègent considérablement la souffrance éprouvée, favorisent une distance émotionnelle protectrice et nous permettent de concentrer notre énergie sur notre travail auprès des enfants.
Continuer ensuite à parler, à questionner, m’a semblé vital, en prenant soin de porter notre parole uniquement dans les instances institutionnelles. Cependant ces instances étant réduites, la parole est limitée.
Puis j’ai commencé à laisser des traces écrites, à produire des textes pour soutenir la clinique. La direction a alors demandé à contrôler les textes avant leur diffusion.
Puis, je me suis adressée directement à la directrice, verbalement puis par écrit.
J’ai demandé la protection de mon travail et de mes orientations cliniques.
J’ai dénoncé la dégradation du climat du travail d’équipe, attisée par quelques personnes toxiques ; j’ai demandé une intervention de la direction et un traitement de la situation par des intervenants extérieurs à l’institution.
Au bout d’un certain temps, je n’ai plus eu aucun retour à mes interpellations : silence.
Puis, des accusations frontales et fausses de la direction ont tenté de me déstabiliser comme celle, par exemple, de ne pas faire mes heures et ce, au secrétariat devant du personnel ; bien sûr, aucunes excuses ne suivront « l’erreur ».
Tous les délégués du personnel ont démissionné, personne en interne ne pouvait nous soutenir.
Constatant l’effet contre-productif à chercher des réponses et solutions auprès de la direction, qui me demande de « ne parler qu’à bon escient », j’ai alors cherché conseils à l’extérieur de l’institution : inspection du travail, syndicat, médecine du travail.
J’ai reçu, des diverses personnes rencontrées, écoute et soutien mais aucune action n’a été engagé auprès de l’institution.
J’ai commencé à être très fatiguée, toujours en état de vigilance dès que je franchissais les portes de l’établissement, refrénant toute spontanéité (que j’ai conséquente !), évitant de parler, participant le moins possible à la vie institutionnelle, (ce qui pour moi, qui voue une admiration à Tosquelles, était dramatique). Mon état de santé s’est dégradé à mon insu. Ma thyroïde s’est déréglée, je dois aujourd’hui prendre un traitement à vie, mon corps est devenu douloureux en permanence. J’ai entamé un long parcours d’exploration médicale et même fini aux urgences suite à des douleurs.
Bref au fil du temps ces batteries d’examen ne révèlent aucune cause organique.
L’épuisement avec des maux de tête violents, quotidiens, m’amène en neurologie. Le vécu de harcèlement professionnel est écrit pour la première fois comme cause de ma symptomatologie et un traitement antidépressif m’est prescrit.
Je ne sollicite pourtant jamais d’arrêt maladie et je continue à me rendre au travail entre deux examens.
2017/18/19 sont des années noires. Une personne toxique, embauchée et soutenue par la direction exerce son emprise sur certains de ses collègues et sème la discorde au sein des équipes ; elle aura une influence très nocive et attisera la violence interne. Elle attaquera, sans relâche, mon travail et ma personne mais celle aussi d’autres collègues.
Un diagnostic de fibromyalgies tombe. Des troubles du sommeil impactent ma vie sociale.
Je dois modifier mon organisation de vie et consacrer du temps à me soigner
Le confinement de mars 2020 sera une aubaine et un ressourcement.
Au retour, le contrôle autoritaire continue, le directeur de pole contrôle les textes que nous diffusons et nous censure sur la question des pratiques psychanalytiques, que nous soutenons.
La direction annonce qu’elle refusera toutes les ruptures conventionnelles, les abandons de poste sont conseillés !
Des salariées sont obligées de démissionner et l’une d’elles met l’institution au prudhomme pour non protection en accusant d’autres salariées (dont moi) de harcèlement.
Alors que je n’ai eu de cesse d’interpeller et proposer des idées pour que notre travail soit mieux considéré, que les rivalités soient traitées et je me retrouve désignée comme agresseur !! Un comble !
La direction s’empresse de faire peser sur nous des représailles, sans qu’il n’y ait eu d’enquête, ni aucun élément concret contre nous. Le discours est suspicieux et menaçant. La rétention des éléments qu’ils détiennent, ne nous permettent pas de comprendre la situation. Ils mentiront, prêcheront le faux pour savoir le vrai, véritable entreprise de manipulation.
Nous demandons l’autorisation d’informer l’équipe de notre situation, dévastée par autant de violence, et incapables alors de prendre soins des jeunes. Puis nos médecins nous mettront en arrêt maladie, durant lequel nous serons convoquées, pour une sanction disciplinaire, accusées « prise de parole ressentie comme culpabilisante et agressive envers la direction et l’équipe ». Nous avons reçu un avertissement, que nous avons contesté et dont nous avons demandé l’annulation. A ce jour nous n’avons aucune réponse.
Depuis ce jour de décembre 2021, je suis en arrêt maladie.
La médecine du travail m’a conseillé de consulter un psychiatre, de prendre des antidépresseurs et du repos.
Ce que j’ai fait.
Puis effet du stress ou pas, j’ai subi une intervention cardiaque en urgence et, peut-être, le moral étant bas, j’ai contracté la covid en post opératoire.
Bref j’ai dû concevoir qu’une inaptitude au poste, dans cette entreprise, était ma seule voie de sortie.
La prochaine étape, avec l’aide d’une avocate, sera une procédure prudhommale.
Quelles résistances ?
Les résistances se sont mises en place tout d’abord à mon insu car je défendais tout simplement mon travail. Par la suite, j’ai tenté des stratégies autour de la discussion, une recherche de dialogue, une proposition de débats et je me suis heurtée à un mur. C’est, me semble-t-il, à ce moment-là que les effets destructeurs de ma lutte se sont installés, car je ne percevais pas l’inutilité de celle-ci. Je subissais également les prémisses de la dégradation de ma santé, sans penser que le travail pouvait avoir, à ce point, de telles conséquences. J’ai été également sourde à mon entourage qui me conseillait de me protéger.
Puis j’ai résisté en étant épuisée, ce qui amoindrit les moyens ! J’ai opté pour un retrait massif de mon implication. Je ne parlais plus. Je laissais des écrits succincts. Mais mon travail auprès des jeunes perdait du sens. Je restais très investie auprès d’eux, en me disant que mon action perdait de son efficacité. Je restais prudente sur mes engagements à leurs côtés ou celui des familles, ne pouvant garantir mon propre cadre de travail.
J’ai dégagé certaines priorités et me suis recentrée dessus. J’ai renforcé des alliances et développé des espaces de travail et de pensée, que je savais sécure, avec certains de mes collègues.
Puis j’ai commencé à chercher un emploi ailleurs. J’ai réduit mon temps horaire. J’ai trouvé une autre structure avec une équipe au fonctionnement horizontal, sans hiérarchie, appuyé par la clinique psychanalytique. J’ai retrouvé l’énergie et le plaisir du travail.
J’ai effectué un bilan de compétences.
J’ai également beaucoup partagé mon expérience avec d’autres professionnels du secteur médico-social et j’avoue avoir ouvert les yeux sur le déclin généralisé de la qualité du soin psychique, ressenti par un grand nombre de professionnels. J’ai lu sur ce sujet. J’ai participé aux indignations, grèves, pétitions collectives.
J’ai eu la chance d’avoir des amis, une famille, un entourage à l’écoute, qui m’ont prodigué leur réflexion voire leurs conseils.
J’ai la chance de pouvoir transformer en créant, par la peinture, l’écriture. L’humour est aussi une grande force et m’a sauvé de la déprime !
Mais au final, je suis sortie du système, incapable de m’ajuster à ce nouvel ordre, à me soumettre aux ordres, ou « à rentrer dans les ordres » ! je préfère infiniment le dés/ordre qui s’avère vivant et riche de possibles.
Cependant, je ne désespère pas et vais continuer à travailler dans ce secteur mais avec une conscience éclairée de mes choix et engagements.
Quelles pistes pour sortir de ce contexte de crise que vit le travail social et médico-social ?
Rétablir des contre-pouvoirs dans les institutions et les valeurs démocratiques.
Renforcer la place, très affaiblie, des syndicalistes, experts en connaissance du droit du travail, qui ne sont plus assez présents au sein des institutions. Ils peuvent pourtant offrir un rempart offensif et dynamique aux salariés face aux directions déshumanisantes. Je les ai rencontrés en dehors, en les interpellant au siège de leur fédération ou à l’inspection du travail. Les délégués du personnel ne sont pas assez visibles ou incisifs, pris par les mêmes enjeux de pouvoir et de pressions.
Instaurer des contrôles obligatoires et extérieurs pour recevoir la parole anonyme des salariées sur leur condition de travail. Permettre que ceux-ci donnent lieu à des mesures, supervisées par l’inspection du travail.
Les institutions sont pour la plupart des associations avec une dotation de l’État. Qui vérifie sur le terrain les déviances des politiques institutionnelles ou de ses dirigeants ? Comment supprimer l’impunité de tous ces « manageurs » maltraitants, inhumains, qui exercent leur soif de pouvoir grâce à l’argent public, sans aucun scrupule ? Par ailleurs, les logiques politiques ont pris l’ascendant sur les logiques de soins et s’avèrent difficilement compatibles.
Rétablir la puissance de la réflexion.
Les cliniciens doivent prendre les rênes et créer des structures qui puissent être adaptées à la réalité singulière de chacun. Il est impératif de créer des rencontres pour penser le soin, pour fédérer des actions, pour transmettre, pour interroger les évolutions. Il ne faut pas laisser le champ libre aux « sachant « qui évaluent, diagnostiquent puis étiquettent les personnes en souffrance.
Plein d’idées fourmillent et circulent sur l’envie de créer des structures qui nous ressemblent et nous rassemblent, mais le financement bloque nos actions. Comment dépasser cette difficulté ?
Il faut sans cesse défendre les libertés, de penser, de s’exprimer, de parler ; quand celles-ci se questionnent, c’est déjà trop tard.
Défendre la légitimité des pratiques de chacun quel que soit leur conception et repousser les logiques contradictoires (pathologies psychiques de plus en plus complexes, pourvoyeuses de soins et économie de moyens tant financiers qu’humains) qui nous amènent au sentiment d’impuissance et perte de sens.
En conclusion, j’ai plongé mais après l’apnée : le rebond !!
LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?