► BILLET D’HUMEUR - Devons-nous renoncer à la critique ?
Les épreuves finales des diplômes du travail social (DEAS, DESS, DECSF) comportent un travail écrit à partir d’un dossier portant sur les politiques d’action sociale. Il est important de tester chez les futurs professionnels leur degré de connaissance des dispositifs qu’ils auront à utiliser auprès des différentes populations en difficultés. Le Canard enchaîné du 29 janvier rapporte une information stupéfiante : les instructions transmises par la Direction Générale de la Cohésion Sociale à un Institut régional de travail social, fin 2019. Les consignes du ministère sont limpides : « Les documents accompagnant les sujets ne doivent pas contenir des points de vue critiquant ouvertement la politique sociale portée par le gouvernement ». Vous avez bien lu : on demande aux formateurs du travail social de censurer tout écrit pouvant émettre des doutes sur les orientations adoptées par l’Etat.
Lien Social a fait son travail d’investigation. La DGCS a répondu à ses sollicitations. La réponse est encore plus stupéfiante. On y apprend que cette instruction date d’il y a quelques années. On imagine sans doute que personne n’a osé la transmettre, ce qui expliquerait qu’elle soit inconnue des IRTS.
La DGCS reconnaît une maladresse de formulation. C’est infiniment plus grave que cela. Affirmer que demander aux étudiants de réfléchir sur les politiques sociales reviendrait à se « positionner sur des questions sans lien avec l’appréciation de leurs compétences » est proprement insultant envers nos professions. Il s’agit là soit d’une ignorance de nos fonctions, soit d’un mépris total à notre égard.
Parce que cette attente est contraire aux termes de la loi donnant pour mission au travail social de contribuer « à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société » (article D142-1-1 du Code de l’action sociale et des familles). Le travail social n’est donc pas réduit à se soumettre et à appliquer passivement les décisions prises par les politiques. Pour favoriser le changement social, il est non seulement légitime, mais il a le devoir d’adopter une posture d’alerte, de vigilance et d’éclairage en direction des pouvoirs publics.
Parce que cette demande est totalement attentatoire à l’éthique même du travail social que le gouvernement cherche à instrumentaliser, en transformant les professionnels en courroie de transmission passive et en exécutants tout juste bons à obéir à des ordres, à appliquer des procédures et à adopter des postures formatées. Plus que jamais, nous devons penser par nous-mêmes, nous autorisant à approuver quand nous estimons que cela va dans le bon sens, mais n’hésitant jamais à critiquer quand nous craignons une régression sociale.
Enfin, parce que cette instruction est l’illustration d’une dérive inquiétante : celle d’une démocratie qui n’admet pas que l’on puisse contester les choix, les orientations et les décisions du gouvernement du moment. Comme s’il existait une seule vérité possible : la sienne. Tout au contraire, la formation doit développer l’esprit critique des futurs travailleurs sociaux, les inciter à la prise de recul et les former aux analyses contradictoires.
L’indignation passée, nous pourrions positiver cette infamie : pour tant se préoccuper de les faire taire, le pouvoir aurait-il à ce point peur des travailleurs sociaux ?
Jacques Trémintin