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► FORUM - Crise de sens, crise des vocations, social en crise… ça se termine quand ?
Par Pierre Dugué, responsable de site AFERTES et Laurent Ott, philosophe social
Depuis les années 70, nous vivons une « crise » économique profonde, durable et mondiale qui bouleverse l’ensemble des relations internationales. Les systèmes économiques industriels, structurés sur le modèle fordiste sont en effet ébranlés par le premier choc pétrolier de 1973, la mondialisation économique et l’imposition du néo-libéralisme.
Par effet ricochet, c’est tout le système de protection social à la Française qui serait impacté par les effets des crises successives, provoquant, chez les acteurs du social, une crise identitaire, de valeurs, de sens… Il y a peu, les grandes fédérations du champ médico-social tiraient la sonnette d’alarme, l’alerte générale, concernant la crise des recrutements, la crise de sens, de reconnaissance et de confiance auquel doit faire face le social.
Manifestation du secteur médico-social décembre 2021 à Marseille. ©Myriam Léon
Le social serait en crise ! Mais à trop parler de la « crise », nous en avons peut-être oublié le sens premier. Le social et ses acteurs sont-ils réellement en crise ?
Vous avez dit crise ? Revenons au sens des « maux ».
Une crise est une étape, un point de rupture et de transition entre deux éléments. Une crise n’est donc pas un état long et durable. Edgar Morin ira jusqu’à dire, dans le milieu des années 70, que « la notion de crise s’est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. […]. Mais cette notion, en se généralisant, s’est comme vidée de l’intérieur ».
L’utilisation de cette terminologie nécessite dès lors une certaine prudence. Sommes-nous entrés dans l’ère de la crise permanente ? Le terme de crise a-t-il encore un sens ?
La racine du mot crise (du grec Krisis), signifie le moment paroxystique de l’évolution d’un processus. L’utilisation du qualificatif de « crise » ne peut s’admettre qu’à la condition que cette dernière soit terminée, que l’on puisse découvrir « l’autre versant de la montagne ».
Nous remarquons alors un usage extrêmement inflationniste du terme « crise » par rapport à son étymologie originelle. Cet usage excessif fige sa compréhension dans un présentisme qui détourne l’imaginaire dans sa capacité à envisager des perspectives.
Crise ou changement ?
Qu’elle soit économique, financière, sociale ou morale, toute crise s’accompagne nécessairement d’un changement majeur. Pour la pensée sociologique « la crise est une situation collective caractérisée par des contradictions et ruptures, grosse de tensions et de désaccords, qui rendent les individus et les groupes hésitants sur la ligne de conduite à tenir ». Dès lors, une crise durable n’existe pas, au risque de relever de l’oxymore.
Pour résumer, nous pouvons admettre que la crise est une situation de trouble, de rupture d’équilibre, qui arrive de façon brusque et intense, et précède un changement global et décisif.
Une crise des vocations
Les syndicats employeurs s’alarment de la crise des vocations. Ils ont pour partie raison, puisque les travailleurs sociaux ne sont plus, fort heureusement, des curés appelés par la lumière divine. Ils étaient auparavant attirés par la croyance en un idéal de transformation sociale, de justice sociale, de lutte contre les déterminismes sociaux.
Manifestation du secteur médico-social décembre 2021 à Marseille. ©Myriam Léon
À leur dépend, les travailleurs sociaux d’aujourd’hui, notamment les jeunes générations, ont compris qu’ils sont surtout des agents de contrôle social jugés selon leur performance et leur capacité à juguler les désordres générés par la diffusion de l’insécurité sociale.
Le social en crise ou la prise du social ?
Parler de crise du social semble inapproprié. La crise n’en est pas une, il s’agit davantage d’un rejet des promesses d’antan issues d’un social socialisé, laissé aujourd’hui aux mains des marchés qui se dessinent. Pour notre part, nous considérons que le social et les travailleurs sociaux sont aux prises avec leurs paradoxes identitaires et moraux, tout autant qu’ils deviennent la nouvelle prise, le butin honteux des apôtres néo-libéraux du social lucrativisé.
La crise de la crise
Nous devons donc renoncer au « mot » crise quand cette notion renvoie à l’espérance d’un retour à ce que nous connaissions avant. Nous devons remarquer qu’il n’y a guère que dans le domaine social et de l’éducation que l’on nous explique toujours « que c’était mieux avant ».
Nous sommes en panne d’imagination et même quand les acteurs du Social se mobilisent, ils sont toujours tentés d’user et d’abuser des verbes en « ré » ou en « re ». On nous invite ainsi à « refonder » nos institutions, à « résister » à la marchandisation, à « réenchanter » nos idéaux et nos utopies, à « réinventer » nos pratiques, et à nous « réapproprier » notre pouvoir d’agir.
Comme il est difficile pour nous autres acteurs sociaux de ne pas tomber dans ce piège ! Puisque nous voyons clairement, sous nos yeux, l’avènement d’une société qui fabrique l’exclusion et la précarité à grande échelle, nous sommes tentés de regarder nous aussi en arrière, de rechercher dans notre passé des modèles pour le temps présent.
Les travailleurs sociaux d’aujourd’hui, notamment les jeunes générations, ont compris qu’ils sont surtout des agents de contrôle social.
Mais c’est peine perdue, car tout ce passé nous a bel et bien mené là où nous sommes et la nostalgie qui nous hante est toxique ; elle alimente « nos burn-out », nos découragements, et nous incite à cette nouvelle passion pour exprimer nos plaintes et nous représenter nous-mêmes, perpétuellement comme « victimes » potentielles tout à la fois de nos structures, de nos publics, et de notre activité.
Qu’il est difficile de porter à la fois une exigence de transformation de nos pratiques, tout en nous opposant concrètement aux tendances des politiques sociales, actuelles qui broient le sens même de nos actions.
Où trouverons-nous, si ce n’est pas dans le passé, des références qui nous serviront de guide ?
Sortir de l’état de crise
Le Travail social, tel que nous le connaissons, avait encore du sens quand la Société faisait encore société ; tant qu’elle était capable d’attribuer des places ou de garantir un avenir à chacun. Aujourd’hui l’enjeu de toutes nos pratiques, le plus immédiat, le plus urgent et le plus concret est de commencer à faire société là où nous sommes.
Il n’est même plus temps, comme dans les années 90, de mettre en réseau nos ressources, de nous unir ou de nous coordonner, ou encore de gagner en compétences, efficacité et technicité. Un travail social qui a du sens, qui fait sens pour nos publics, se devra d’être beaucoup plus basique et « terre à terre ». Il faut faire communauté, agir conjointement dans tous les domaines : affectif, économique, éducatif, politique, culturel, sanitaire et social.
C’est la condition d’un travail durable, réellement efficace et à même d’inverser la précarisation croissante et l’exclusion. Ce travail est à la fois global et social ; même les centres sociaux (en théorie, généralistes) ne l’ont historiquement que peu pratiqué en France.
S’allier ici et maintenant
La tâche pourrait paraître démesurée ; pour autant une telle voie est certainement plus commode et praticable que de poursuivre dans des pratiques institutionnelles qui nous désespèrent chaque jour un peu plus.
L’avantage d’une démarche « communautaire » en Travail social est qu’elle permet à chacun de prendre une part active à son développement et de pouvoir constater un impact immédiat dans les transformations de vie des bénéficiaires.
C’est un travail simple, que certains pourraient qualifier de « fourmis », mais c’est oublier la force herculéenne de ces petits insectes et leur importance capitale pour l’écosystème.