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► LE BILLET de La Plume Noire • La course de Monsieur Lebreton
Monsieur Lebreton court tout le temps. De l’école au Cente Médico Psycholgique (CMP), du CMP au Centre de Loisirs Sans Hébergement (CLSH), du CLSH à l’orthophoniste, de l’orthophoniste au psychomotricien, du psychomotricien au psycho-tout-court, du psycho-tout-court aux psychos-de-tous-poils. Il court tellement qu’il n’a plus le temps pour aller pointer, ses trois mois de prison avec sursis, ses deux ans de mise à l’épreuve. Il tapait sa femme « oui, mais elle le méritait, moi je bossais, je rentrais, elle était vautré sur le canapé, il n’y avait rien à manger, rien n’était prêt, ni la bouffe ni les gosses ! » Depuis, elle est partie. Les enfants, ils sont quatre, trois filles et un garçon, de trois à huit ans.
C’est pourquoi Monsieur Lebreton court tout le temps et partout. Il doit montrer qu’il est un bon père. Faire en sorte que ses enfants « bénéficient de tous les soins nécessaires pour répondre à leurs besoins. »
Vous avez dit Désir ?
Non ! Besoin !
Pardon, je ne voulais pas vous offenser.
Les experts sont formels, « le petit Séraphin est déficient », d’ailleurs il faut faire vite, prévoir son orientation scolaire sur cinq ans, Classe d’Intégration Scolaire Spécialisée (CLISS), Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire (ULISS), espérer avoir une place en Institut Médico Educatif (IME), « L’IME c’est très bien Monsieur Lebreton. Séraphin bénéficiera de toutes les prises en charges nécessaires à l’intérieur de l’établissement. Vous n’aurez plus besoin de courir. » A les entendre l’IME c’est génial. On aurait presque envie de réserver une chambre pour les vacances. « La petite Eloise est hypotonique ». Elle se rend au CMP, un atelier thérapeutique, un groupe de parole au sein duquel elle ne dit rien. Au CLSH, elle joue, elle crie, elle rit mais elle ne peut pas y rester. « Dans son intérêt, elle doit aller au CMP. Le Juge des Enfants et les travailleurs sociaux ont fait des préconisations ».
Vous avez dit injonctions ?
Non ! Préconisations !
Pardon, je ne voulais pas vous déranger.
Alors, dans l’intérêt de ses enfants, Monsieur Lebreton court. De l’école au CMP, du CMP au CLSH, du CLSH à l’orthophoniste, de l’orthophoniste au psychomotricien, du psychomotricien au psycho-tout-court, du psycho-tout-court aux psychos-de-tous-poils.
Les experts sont formels, « Vous avez vraiment du mérite Monsieur Lebreton ». L’été́, il va même à la plage. Les affaires dans une poussette, le bus, le métro, le pique-nique et c’est parti. Monsieur Lebreton immortalise ces moments sur des photos. Les gosses ont la banane. Chez lui parfois, il fait des confitures, des conserves, la choucroute, comme le faisait sa maman. Il est le dernier d’une grande fratrie. Ses parents sont morts, il était encore enfant. Les mains dans ses bocaux Monsieur Lebreton raconte et se raconte, confie et se confie. La petite Léa monte sur les genoux de François Durand, éducateur spécialisé de son état, Eloise sur ses épaules, Séraphin à le sourire et Julia boude. Les enfants observent et écoutent . Monsieur Lebreton s’assoit : « J’en ai marre de courir, mais j’ai pas le choix, vous m’emmerdez ». François Durand regarde les choux dans le bocal, les abricots sur la table, les tomates dans la marmite. Séraphin passe entre ses jambes, Eloise se cure le nez, Léa fait une pirouette et Julia boude. Le temps se suspend, on dirait une famille, un sujet va peut-être émerger ?
Mais les experts sont formels « Que se passe-t-il ? Monsieur Lebreton ! Dépêchez-vous ! Vous avez rendez-vous ! »
Dommage. Elle avait l’air bonne la confiture !