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► LE BILLET de Ludwig • Ma vie au feu rouge
Je suis l’habitante du feu rouge. Je suis là, j’erre à ton feu rouge. Entre ceux qui vont et viennent, j’évite les voitures et les feux verts et je m’accroche au rouge. J’habite, là, sur mon bout de trottoir. Je suis celui ou celle qui te tend la main. Je suis celui qui te tend mon bout de gobelet, mon petit galopin.
Je suis rom, tzigane, Sinti, peuple venu de l’inde. Je suis syrien, afghan, congolais, je suis ton ukrainien. Je suis la femme, je suis l’homme, je suis l’enfant des bombardements.
Je suis ton invisible, celui que tu ne vois plus. Je suis celui sur qui tu refermes ta vitre au volant, feignant de ne pas me voir, de peur de devoir me donner la pièce, feignant de fouiller dans ton dernier portable ou dans le vide poche. Je suis celui que tu ne regarde pas, celui que tu crains peut-être de devenir. Je suis clochard céleste. Je suis le clodo qui pue. Je suis le punk à chien sans chien. Je suis ton écorché, je suis peuple des rues, je suis surtout à la rue.
Alors tous les jours je prends place et je lève ma pancarte « j’ai faim » ou « pour manger svp », « pour mon gamin syrien, ukrainien ». Je suis la conséquence de votre monde. Capital. Finance. Des cris de mes enfants sous les bombes, je suis partie et je suis là, habitante du feu rouge. Mes journées en allers-retours, je me bats pour mon bout de trottoir. La pièce s’il vous plait. À manger ou la mort. Je pousse mon caba et ma gamine qui pleure. Et toi, tu démarres en trombe parce que toi, tu me vois tous les jours quand tu vas travailler. Je ne t’en veux pas. Je ne t’en veux pas de retrouver les tiens ce soir, de dormir au chaud, dans le conforme des nuits sereines. Mais j’aimerais juste, parfois, un bonjour, un sourire. Je comprends, que tu ne peux pas donner tous les jours, à tous les carrefours, à tous les feux rouges. Je comprends que pour toi aussi c’est peut-être compliqué, mais c’est ma vie, mon bout de rue, mon feu, les bleus qui me chasse de vos regards. Mais demain je reviendrais. Parce que ce soir, quand le vacarme des rues se sera tu, quand tout le monde sera au chaud chez soi, je rangerai mon caba, je compterais mes 3,56 euros et je m’achèterais un pauvre sandwich Daunat. J’en donnerai la moitié à mon gamin, et puis je retournerai à La mie de pain. Là, je vous y retrouverai, vous, éducs, ASS, écoutants, veilleurs qui veillent sur ma sécurité. J’aurais peut-être un abri pour ce soir, ou je n’aurais pas peur de me faire voler, de me faire violer. Ou peut-être que je retrouverai ma tente Quechua des enfants de Don Quichotte. Alors je me glisserais dans l’humidité de ce quai Lyonnais, sur mes journaux, mes cartons.
Et toi ma fille je te serrerai dans mes bras, fort, très fort.
Je suis l’habitante du feu rouge. Je n’ai plus qu’une main qui bouge.
À votre bon cœur messieurs-dames. Merci.