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► Plonger et rebondir : l’intégrale - Quand le trauma récidive
Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.
LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?
Par Delphine Grassin Nous sommes le 27 avril 2022, il est presque minuit, je sors d’une réunion syndicale : comment mobiliser les salariés ? Comment les informer de ce qui se joue ? Comment lutter contre la désinformation mais aussi cet individualisme qui isole ?
Suite, notamment, à un droit d’alerte concernant des risques majeurs pour la santé des salariés et deux courriers de mise en garde par la médecine du travail adressés à notre direction, le Conseil social et économique (CSE) vote la mise en place d’une expertise sur les risques psycho-sociaux par un organisme indépendant habilité. La direction aurait voulu la mise en place d’un autre dispositif de prévention gratuit pour l’association. L’évaluation du niveau de risque n’est pas partagée.
Le coup de massue : le CSE est assigné en justice par notre employeur, le Conseil d’administration de notre association qui remet en cause les constats et le travail d’analyse de la médecine du travail. Très rapidement, dans le débat institutionnel, il est surtout question du coût de cette expertise !
Une collègue m’envoie ce même 28 avril à 00h30, la proposition de Lien Social : écrire, témoigner des difficultés que nous rencontrons. « Lien social ouvre les colonnes de son numéro d’été aux témoignages décrivant cette réalité envahissante ». La date limite d’envoi : aujourd’hui !
Comment écrire en étant déjà débordée de travail, avec si peu de temps, si peu de recul… ? Bref, comment écrire dans mes conditions de travail habituelles ?
Une question me traverse alors : si jamais je réussissais à écrire un article suffisamment satisfaisant… je viendrais valider, par cette expérience, que les travailleurs sociaux sont plus productifs dans l’urgence et sous pression. Ironie du sort. Tant pis, je témoigne : devoir de mémoire.
Je travaille en tant que psychologue dans une Maison d’enfants à caractère social depuis onze ans. J’ai déjà fait un Burn- out, il y a huit ans. Je travaillais alors sur autre établissement de la même association.
C’est lors d’une visite avec le médecin du travail, que je craque. Je fonds littéralement en larmes. J’exprime mon épuisement ; la sensation que les arbres m’attirent sur le bord de la route, durant mon trajet le matin pour venir au travail ; les si nombreux cafés que je bois à longueur de journée pour « tenir » et lutter contre cette fatigue … et la nuit je ne dors presque plus, envahie par ces problèmes institutionnels qui maltraitent les enfants accompagnés, mais aussi les salariés.
Les salariés, mes collègues, je ne veux pas les abandonner, je ne veux pas quitter le navire en pleine tempête.
Le médecin du travail me demande de rentrer chez moi directement et de prendre rendez-vous en urgence chez mon médecin généraliste : « vous devez vous arrêtez, pendant au minimum cinq semaines ».
Je ne peux pas, ce n’est pas possible, j’ai des rendez-vous avec des jeunes cet après-midi. Ils ont besoin de cet espace d’écoute. Et puis mes dossiers en cours, les rapports à finir pour les audiences, je suis déjà en retard. Que va-t-il se passer si l’éclairage psychologique n’y est pas ? L’ASE, le juge, vont-ils percevoir l’ampleur de la souffrance de cet enfant ?
« STOP ! » me dit le médecin, « vous n’êtes plus en état de travailler ». J’écoute et je rentre chez moi, en pleurant. Je suis nulle, je suis un imposteur, je me suis trompée d’orientation professionnelle.
Malgré le courrier du médecin de travail, mon médecin généraliste m’arrête pour quinze jours : « après on verra ». Et oui, lui aussi est pris dans certaines « bonnes pratiques ».
Je rentre et j’angoisse, quinze jours c’est rien, mais en même temps comment je vais rattraper mon retard ? Que vais-je dire aux collègues ? À ma direction ? Aux enfants dont le suivi s’est interrompu ?
Je ne dors pas, je rumine.
Je n’arrive presque plus à me lever, mes jambes tremblent et se défilent. Je ne peux plus amener mes enfants à l’école, je n’ai plus aucune énergie. J’ai mal. J’ai l’impression d’être centenaire. Mon cerveau est grillé. Mes enfants et mes proches s’inquiètent.
Ce n’est pas moi. Je me suis perdue.
Moi j’étais vivante, pétillante, pleine d’humour, pleine d’envie … et là plus rien, comme vidée, anéantie.
Je commence un travail psychanalytique. Au bout de quelques séances, je pose la question :
« Quand vais-je enfin pouvoir reprendre le travail ? »
« Peut-être jamais. Mais ce n’est pas grave, on peut vivre sans travailler. »
Quoi ! Réalité impensable : cette phrase me fait l’effet d’un électrochoc… puis j’avance.
Quelle place le travail prend-il dans ma vie ? Mon identité se réduit-elle à mon travail ?
Trois mois après, je reprends le travail.
Ma directrice me reçoit en entretien, dès mon arrivée : elle veut SAVOIR. Pourquoi j’ai été en arrêt maladie, si longtemps ?
Je savais qu’elle me cuisinerait, qu’elle chercherait des éléments de fragilités personnels. J’ai préparé ce moment : je ne lui dirai rien, ça ne la regarde pas, c’est ma vie privée. Et oui, bien sûr, ce Burn Out a laissé des traces indélébiles, des séquelles dans mes relations de couple, mes relations familiales et amicales. Mais ne cherchez pas, en plus, à inverser les causes et les conséquences !
Dans cet établissement de la « protection de l’enfance », les professionnels n’ont pas le droit de mettre des limites. S’arrêter, c’est être faible : fantasme de toute-puissance.
Soutenue par la médecine du travail, j’obtiendrai une mutation professionnelle.
Dans certaines situations devenues trop toxiques, la priorité est de sauver sa peau.
Et aujourd’hui, voilà que ça recommence…
J’ai des maux de tête permanents, de graves troubles du sommeil, une très grande fatigue permanente, des difficultés grandissantes de concentration, des vertiges, des douleurs dans les articulations, le dos, les cervicales et le ventre, je suis parfois irritable avec mes collègues mais aussi avec mes proches. Mes amies se plaignent du fait que je m’isole et que je ne les appelle plus, mes enfants se plaignent que j’ai tendance à m’emporter trop facilement… Bref, je connais trop bien tous ces signes avant-coureurs …
Le nez dans le guidon, je ne pourrais pas vous dire ce qui provoque précisément ce mal-être au travail. Avec mes collègues nous sommes tous habitués à travailler avec un public difficile et souvent dans des situations demandant une grande capacité d’adaptation : c’est la nature même de notre travail.
Ce qui ressort néanmoins c’est un profond sentiment de solitude ; un grand sentiment d’impuissance ; une incompréhension des systèmes de décisions (et parfois une absence totale de décision) ; un manque croissant de reconnaissance par notre hiérarchie et par nos prescripteurs (le service de l’Aide Sociale à l’Enfance du département) ; des conflits récurrents (en interne ou avec nos prescripteurs) ; une accumulation d’injonctions paradoxales ; une accumulation d’outils numériques (réseau interne, multiples tableaux, mails, logiciel de Document Unique) que nous devons consulter et remplir entraînant une lourde infobésité mais ne répondant pas à nos besoins (outils conçus pour faciliter le travail des instances de contrôle) ; une accumulation de nouveaux projets associatifs ou départementaux nécessitant de nombreuses réunions qui viennent se sur-rajouter (très souvent à la dernière minute) à un emploi du temps déjà très chargé, générant de la désorganisation ; … mais surtout un envahissement de tous nos champs et espaces de travail par la question du FINANCIER : nous ne parlons plus que d’argent !
Je finis par perdre le sens de mon travail, ne plus avoir assez de temps pour rencontrer les usagers (enfants et parents), avoir le sentiment de courir partout mais finalement de ne rien faire correctement.
Les nombreux arrêts maladie génèrent un Turn-over important. Le chef de service passe beaucoup de temps à s’occuper de recruter des remplaçants. Ce turn-over génère lui-même des difficultés de communication, des dysfonctionnements réguliers, des situations de tensions avec les enfants… ce qui génère de l’épuisement. Bref, je crains que nous soyons rentrés dans un cercle vicieux.
Les représentants du personnel ont donc alerté la direction générale de notre association.
Un climat général de tension et de stress règne. Les salariés ressentent que les risques pour leur santé sont minimisés ou non pris en compte.
Sur cette situation déjà très enkystée, dans un contexte de droit d’alerte, mais également d’assignation en justice du CSE par le Conseil d’administration de notre association, j’ai appris dernièrement que pour combler un soi-disant déficit, la direction nous demandait d’accueillir plus de jeunes pour faire de la suractivité. Parfois, je perds totalement espoir.
Des idées pour remettre en route la pensée, la clinique, le collectif… ? J’en ai plein et mes collègues aussi mais qui veut les entendre ? Dans quelle instance ?
Parlons-nous encore le même langage ? Dans un secteur où il n’y a plus de directeurs mais des gestionnaires… les professionnels de terrain dans leurs actions éducatives ou soignantes cherchent le sens, la direction ; les managers cherchent, à « réduire les écarts » et à valoriser le « retour sur investissement ».
Si le travail social doit évidemment s’inscrire dans une réalité (y compris financière), doit-il et peut-il être orienté et évalué par sa rentabilité ?
LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?