N° 1222 | Le 6 février 2018 | Karine Yayo, éducatrice spécialisée en CHRS | Espace du lecteur (accès libre)
Un des résidents avec lequel j’avais tissé un lien privilégié dans le centre d’hébergement où je travaille, Jean-Marc, est retourné dans la rue alors que je ne m’y attendais pas. Presque un an plus tard, il est décédé très loin de Lyon, je l’ai appris alors que son enterrement avait déjà eu lieu. J’ai appris qu’un de ses frères avait lancé un appel aux travailleurs sociaux qui l’avaient connu, pour lui envoyer photos et témoignages.
Que peut-il être énoncé à travers la question de la discrétion professionnelle, qu’aurait souhaité Jean-Marc, de quoi la famille a-t-elle besoin dans son travail de deuil, qu’est-ce que l’institution me permettra ou non ? J’ai commencé à me souvenir, à écrire au sujet de Jean-Marc, ce que j’avais compris et tout ce qui m’avait échappé, ce que j’ai essayé et qui a pu fonctionner et surtout les échecs, une manière de dire à cette famille que parfois un frère peut s’enfuir et qu’il n’est pas possible de le retenir, ce n’est de la faute de personne.
Le travail social nécessite de s’approcher suffisamment près de la personne, de la penser en fonction de sa propre subjectivité, d’être capable de la porter dans sa tête en terme de holding, d’essayer et de réessayer sans cesse, d’entrer par la fenêtre lorsque la porte n’ouvre plus, de faire des paris fous auxquels nul ne croit, s’autoriser et non toujours se défendre de, s’ouvrir aux possibles et inventer ceux qui n’existent pas encore, et parfois avec le risque que ce soit en vain.
Jean-Marc a donc vécu avec nous, au centre d’hébergement, de décembre 2015 à octobre 2016. Notre structure d’origine était en travaux pour une rénovation sur une année, nous avons été contraints durant ce temps de déménager dans différents lieux d’accueil. Jean-Marc a décidé de partir définitivement de notre établissement la veille de notre retour sur la structure d’origine, sans pouvoir énoncer les raisons de son choix, je suis la seule à l’avoir vu passer la porte, j’ai tenté de le dissuader de nous quitter en vain. Nous devions partir dans un parc d’activité sans commerce, entourés de bureaux, plus éloigné du métro. Nous lui avions dit qu’il aurait une petite maisonnette en bois avec une terrasse où il pourrait poser toutes ses plantes. Mais il ne parvenait guère à évoquer ses voix, qu’il était seul à entendre, qu’il ne parvenait pas toujours à faire taire quand elles lui affirmaient que nous l’attaquions, il vivait avec elles depuis si longtemps. Il n’était pas prêt à accepter des soins psychiques, préférant dans ces temps d’envahissement s’enfermer, ne voir personne, ne parler à personne et si nous le sollicitions quand même, il s’énervait, c’était peut-être sa façon de nous protéger. Il refusait aussi de passer un scanner de contrôle dans le cadre de son suivi pour un ancien cancer qu’il avait pu soigner auparavant. Je devais l’y accompagner un jour, il est parti avant mon arrivée sur la structure assurant qu’il me retrouverait à l’hôpital. Je l’y ai attendu durant une heure alors que je pressentais qu’il n’avait pas pu refuser ma proposition et qu’il signifiait de la sorte son refus qui me désolait tant. Il fallait parfois nous éloigner un peu de lui pour pouvoir ensuite revenir. C’est la raison pour laquelle nous avons travaillé avec lui sa demande de retraite, avec l’hypothèse qu’une confiance suffisante se créerait afin de pouvoir travailler la question de l’accès aux soins dans un second temps.
Jean-Marc était partie prenante dans ce projet de mise en place de sa retraite, touché d’apprendre qu’il avait effectivement un droit reconnu à celle-ci du fait de ses périodes de travail, d’avoir un statut de retraité possible et ainsi une place sociale reconnue. Cela a pris un peu de temps car il avait été sous mesure de protection des années plus tôt, une tutrice avait été nommée mais n’ayant plus de ses nouvelles, l’avait déclaré décédé comme le veut la procédure. Jean-Marc a dû se dire vivant pour pouvoir ouvrir un compte et accéder ainsi à sa retraite. Il a obtenu cette reconnaissance d’homme encore en vie après son départ de notre structure. Il provoquait l’empathie, semblait un artiste bohème, avait un sourire rare mais éblouissant, intelligent, il marmonnait dans sa longue barbe souvent mais lorsqu’il le souhaitait, il se montrait capable d’échanges intéressants, d’humour, d’attention à l’autre, de transmission.
Jean-Marc avait deux refuges, le jardinage et le dessin. Il s’achetait des fleurs et des plantes en pot, un rosier, un hortensia, une marguerite, un pin, des cactus, des plantes dont j’ignore le nom, et il en prenait grand soin. Lorsqu’il allait mal, elles fanaient, et quand il se sentait mieux elles semblaient renaître. Il achetait également des blocs de papier à dessin, il dessinait et parfois annotait ses dessins. Il les gardait précieusement acceptant parfois de nous les montrer. Quelques résidents participaient au journal de la structure, un jour il a accepté de faire un dessin pour la page de garde. J’ai affiché cette page de garde au mur de mon bureau, j’aimais ses dessins. Cela a surpris Jean-Marc, il dessinait pour lui non pour autrui. Il m’a proposé de faire des photocopies de quelques-uns de ses dessins que je pourrais conserver, il m’a autorisée à faire des copies en couleur. Je lui ai assuré que je les afficherai dans mon nouveau bureau, il en était d’accord. Je l’ai remercié infiniment de ce cadeau, je le savais précieux à ses yeux, il l’était aux miens.
Ses dessins sont depuis notre aménagement dans notre structure d’origine, affichés dans mon bureau. Les personnes de la structure et les partenaires extérieurs les regardent, tous disent qu’ils sont beaux. J’aime les plantes mais je n’ai pas une once d’aptitude à les garder en vie, je n’accepte jamais de prendre soin de celles des vacanciers par crainte de les réduire à néant. Au départ de Jean-Marc, il a pris quelques affaires qu’il pouvait transporter mais il a dû laisser ses fleurs. Je les ai amenées dans notre structure, l’informant qu’il pourrait ainsi les reprendre quand il le voudrait, quand il aurait trouvé un nouveau lieu de vie. Il m’a alors offert un cyclamen pour me remercier. Il a pu dire qu’il ne souhaitait pas revenir dans notre structure. Ses plantes survivaient à mon absence de main verte, les collègues prenaient le relais aussi.
J’ai eu des nouvelles de Jean-Marc par le Samu Social, de son départ de Lyon et de son retour pour repartir une dernière fois. Ses plantes sont soudainement mortes les unes après les autres, seul restait un cactus… Je m’inquiétais pour Jean-Marc, parce que ses plantes décédaient sans bruit. Peut-être sentait-il qu’il était temps de partir, de lâcher le fil de la vie qu’il avait tenu, retenu avec force durant tout ce temps. Jean-Marc était un grand homme, un homme extraordinaire, il avait une maladie qu’on nomme schizophrénie qui l’amenait à mettre à mal son lien à l’autre parfois et à lui-même mais il ne l’avait pas choisi, elle s’était insinuée en lui malgré lui, nul n’est responsable. Il parlait de sa famille disant ne pas l’avoir vu depuis longtemps, la revoir peut-être plus tard, il était secret, réservé mais nous avait confié vouloir partir pour vivre à la campagne ou la montagne, au bord de l’eau.