N° 1227 | Le 17 avril 2018 | Par Ibrahima NDiaye, docteur en philosophie et président de l’ONG Médiation Arbre de la Dignité | Espace du lecteur (accès libre)
Des personnels soignants, des aidants et accompagnants intervenant en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), et aussi en milieu hospitalier ont battu le pavé, un peu, partout en France le 30 janvier et le 15 mars pour exprimer leur ras-le-bol. Cette grogne a ceci de particulier : loin des revendications financières individualistes, partisanes ou corporatistes de hausse des salaires (parfois légitimes), elle est inspirée par un idéal de justice sociale visant à attirer notre attention sur le nécessaire respect de la dignité de toute personne fût-elle vieillissante ou en situation de handicap. Sans doute que les valeurs de bientraitance, de bienfaisance, de bienveillance et l’altruisme inhérents aux métiers du secteur sanitaire, social et médico-social inspirent, d’une certaine manière, ce cri du cœur des personnels soignants.
En effet, plutôt que de se lamenter sur des traitements de salaires dérisoires au vu de l’investissement physique et psychique qu’exigent les métiers du soin et de l’accompagnement, tous ces « braves gens » ne réclament qu’une seule chose : des effectifs plus étoffés afin de pouvoir faire correctement leur travail ; c’est-à-dire accompagner humainement les plus vulnérables d’entre nous jusqu’au bout. C’est ce souci des autres au-delà des intérêts personnels que je trouve admirable chez la plupart des travailleurs sociaux et qui m’a poussé, entre autres, à prendre ma plume pour soutenir la cause qu’ils défendent.
En effet, mises à part les représentations négatives de la vieillesse et les clichés sur les personnes âgées, ces dernières ont encore beaucoup de choses à nous apporter et à nous apprendre sur nous-mêmes. L’agitation de la jeunesse et la détermination à réussir à tout prix ont perdu de leur importance aux yeux des grands vieillards qui portent désormais un regard serein sur l’existence, qui prémunit de la compétition féroce qui occupe l’esprit des adultes. C’est la raison pour laquelle ces êtres peuvent faire don à la société de leur regard et leur expérience sur le monde pourvu que nous fassions attention à eux.
Bien plus, au-delà de ce rôle utile que les personnes âgées pourraient encore jouer parmi nous en nous transmettant le témoignage de leur « voyage finissant », qui symbolise le trait d’union intergénérationnel, le traitement que nous leur réservons dit beaucoup de choses de nous et des valeurs qui fondent une société. Une société qui ne prend pas soin de ses aînés envoie un message négatif à sa jeunesse. La même observation pouvant être faite au sujet des personnes en situation de handicap. L’accompagnement des personnes vulnérables dans la dignité est une responsabilité, à la fois, morale et politique. La solidarité envers ces êtres, inscrite au cœur des agendas des programmes politiques, ne doit pas être vécue comme fardeau ni instrumentalisée pour tirer sur la corde sensible de l’opinion. Elle mérite une réelle prise au sérieux si nous voulons préserver un modèle de civilisation fondé sur des valeurs humanistes, de fraternité, d’égalité et solidarité entre les générations, refusant la « chosification » ou la « déshumanisation » des êtres humains.
En effet, le manque d’effectif dans les établissements et services et les cadences infernales de journées de travail longues de 10 à 12 heures font qu’il est humainement impossible d’être attentif à chaque instant auprès de chaque usager quand on connaît l’écart qui existe entre ratio accompagnants/accompagnés. Du coup, certains salariés, pourtant consciencieux, en viennent à « bâcler leur travail », la mort dans l’âme car de telles pratiques sont contraires à leur éthique professionnelle. Le danger dans cette organisation du travail c’est ce contre quoi le penseur allemand Jürgen Habermas prévenait déjà, à savoir « l’abrasion de notre sensibilité morale au profit d’un calcul des coûts et des bénéfices » qui érode notre faculté d’empathie.
En effet, l’État délègue des compétences aux Régions et Départements sans les moyens adéquats permettant une bonne prise en charge des personnes fragiles et qui donneraient un contenu à la notion de dignité humaine, au-delà de sa rentabilité et de sa capacité à pouvoir contribuer à l’économie. Les Régions et les Départements justifient les restrictions des dotations par le manque de moyens et tout le monde se renvoie la balle laissant les professionnels et les usagers à l’abandon.