N° 1240 | Le 27 novembre 2018 | par Ludovic Houee, éducateur, chef de service éducatif | Espace du lecteur (accès libre)
Je côtoie ce banc en bois depuis quelques années déjà, les gens autour se regardent du coin de l’œil manifestant un certain malaise. Sur le mur, une grande affiche s’énonce : « De la bonne distance à la juste présence. » Elle irradie cette salle d’attente où des parents, des enfants et des professionnels s’apprêtent à entrer dans la salle d’audience pour un jugement en assistance éducative. Mais avec le temps cette grande affiche se confond à la tapisserie et s’oublie. Pourtant, tout est dit, écrit.
De la bonne distance, comme si cela était bon ou mauvais, bien ou mal, en tout cas c’est à/en distance. Cette connotation ancrée dans le champ de la morale vient donner de la valeur à cette mise à/en distance. Je me souviens sur les bancs de l’école d’éducateur spécialisé que cette bonne distance revenait sans cesse, devenait un pré requis pour une « bonne » posture professionnelle. Je constate que sous le couvert de la démarche qualité, les réformes des diplômes, les évolutions administratives et règlementaires, on prend le risque de se mettre à distance de la relation en voulant contrôler, contrer ses effets. Pour autant, n’est-ce pas le premier « outil » de l’éducateur, se rencontrer plutôt que de se contrer ?
Le placement d’un enfant dans un foyer ou une famille d’accueil, cette séparation physique, cette mise à distance, cette distanciation, ne permet pas de facto de protéger l’enfant. Souvent, cela crée chez l’enfant et sa famille de l’incompréhension, de la souffrance, de la culpabilité, du rejet voire de l’arrêt. J’ai observé que les éléments de danger conduisant au placement de l’enfant (violences, carences, négligences…) pouvaient se regrouper sous le vocable de l’indifférence. Des parents alités, donc en difficulté à se mouvoir, de par leur histoire, leur souffrance, leur réalité, se trouvent à vivre leur parentalité dans une forme d’indifférence, subie ou agie, des besoins de leur enfant ; dans une forme d’indifférence de la réalité affective, et/ou psychique, et/ou physique, et/ou sociale de leur enfant. Le travail alors engagé est d’accompagner le parent à se mouvoir : à différencier sa réalité de la réalité de son enfant.
L’enfant, de son côté, séparé physiquement, doit se retrouver, se réapprendre, se rencontrer dans le regard d’autres adultes (suppléants familiaux). Comme le dit Wallon, « l’homme ne naît pas social, mais le devient », c’est donc dans ces nouvelles rencontres, ce qui s’y joue et s’y vit, que l’enfant se nourrit d’autres réalités. Ce cheminement ou ce processus subi tend à passer de la distanciation (séparation physique) à la différenciation (séparation psychique), de par l’engagement que les suppléants familiaux ont pour l’enfant (le parentage). C’est dans cet investissement, cet engagement, dit autrement, cette présence que l’accompagnement éducatif opère. Cette relation à visée éducative permet à l’enfant de se rencontrer autrement, d’avoir la possibilité de faire des choix, ses choix, de passer « du vivre à l’exister » (Gaberan). Cette dynamique rejette la mise à distance et implique une présence juste. Juste car c’est la loi qui la pré-dit, qui inter-dit. Juste car c’est cette présence qui s’adapte en permanence aux besoins de l’enfant. Cet enfant, cet être en construction, se nourrit de la présence des adultes qu’il a autour de lui, dont ses parents. Cet enfant construit son avenir propre même s’il a pu vivre des traumatismes. L’accompagnement éducatif prend alors comme finalité que cet enfant puisse dire « je », fort de son histoire et de son présent. Cette dynamique engage donc un processus de différenciation, en devenant auteur de son existence. La place, le regard et le positionnement de l’adulte, de ce tiers éducatif joue alors un rôle important dans la vie de l’enfant et doit être régulé pour proposer d’autres postures à l’enfant. Le tiers institutionnel prend alors toute sa place.
Le théorème de Thomas rend compte du fait que les comportements des individus s’expliquent par leur perception de la réalité et non par la réalité elle-même. Autrement dit, l’accompagnement éducatif doit s’inscrire dans une démarche inductive, une clinique éducative, jusqu’à prendre le risque de rencontrer l’enfant et sa famille, de s’immerger. En ce sens, nous devons rester attentifs à donner de la valeur à ce que l’enfant vit dans sa réalité sociale et psychique, et pas seulement donner la valeur de ce qui est proposé pour l’enfant. C’est en ces termes que les évaluations doivent se qualifier, pas simplement dans une approche quantitative mais en partant d’une approche qualitative. Sinon, le risque amènerait l’enfant à être objet de l’accompagnement proposé et non sujet de sa vie. Ce théorème de Thomas met en évidence qu’il est plus facile de savoir pour les autres, et ce savoir devient une vérité imposée, que de laisser émerger une réalité subjective par une approche empathique. Cette démarche n’est pas une évidence, et demande une hygiène professionnelle permanente, être à l’écoute et être écouté. Le non-respect de cette vigilance risque d’aliéner les enfants et leur famille au service de l’institution. Cette institution, donc les personnes qui la composent, se rendrait alors indifférente à la réalité sociale et psychique des enfants. Et si l’indifférence renaissait dans le cadre de l’accompagnement éducatif, on ne parlerait plus de suppléance familiale mais de maltraitance institutionnelle. Ainsi, restons engagés, ne soyons pas indifférents, ne parlons plus de bonne distance mais de juste présence, car c’est dans la praxis (notamment la pratique nourrie de la relation) et non simplement dans la techné (la technique) qu’il y a rencontre, et c’est dans la rencontre empathique que l’accompagnement éducatif s’opère.