N° 1240 | Le 27 novembre 2018 | par Sarah Urien, éducatrice spécialisée | Espace du lecteur (accès libre)
Les centres d’hébergement d’urgence sociale de la Croix-Rouge à Toulouse accueillent depuis une quinzaine d’années des hommes sans hébergement. Plus largement, ils accueillent de manière inconditionnelle (toutes situations administratives, toutes problématiques…) des personnes de dix-huit à quatre-vingt-dix-neuf ans, en rupture familiale, migrants, sortants de prison, d’hôpital… Certains souffrant de pathologies somatiques, psychiatriques, de handicap moteur… À leur arrivée, ces personnes sont dans une période de leur vie où ils sont particulièrment vulnérables. Ils peuvent être en situation de rupture familiale, en rupture de soin, sortant d’institutions, primo-arrivants. L’accueil prend alors toute son importance, en amont des questions d’insertion ou de soin. Il n’y a d’ailleurs pas de projet personnalisé, ce qui amène à travailler avec la temporalité de la personne et la libre adhésion. Cet accompagnement « léger » est propice à l’accueil de ces personnes. Par exemple, les personnes qui sont dans le déni de leur pathologie ou celles qui rejettent les travailleurs sociaux, parfois côtoyés depuis l’enfance. Les équipes travaillent en lien étroit avec le 115, l’Équipe mobile sociale et de santé et les partenaires médico-sociaux qui orientent et accompagnent les personnes en journée.
Malheureusement, ces lieux, à la croisée de la psychiatrie, l’hôpital, la rue, les parcours migratoires, ne sont pas valorisés à hauteur du travail de « stabilisation » qu’ils effectuent auprès des personnes les plus en difficultés. À la suite à l’étude nationale des coûts, les budgets et appels à projet pour les centre d’hébergement d’urgence ont été revus à la baisse, presque divisés par deux pour certaines structures toulousaines. Actuellement, les créations de places concernent des appartements en colocation, qui peuvent être une amélioration pour certaines personnes accueillies, mais correspondent à peu de personnes présentes sur nos lieux collectifs (sans-papiers, demandeurs d’asile, personnes les moins autonomes…). Les plus autonomes partent vers du logment accompagné, ou non. Les personnes les plus fragiles restent sur les collectifs, ce qui a réduit la mixité des collectifs. La cohabitation y est d’autant plus difficile. Face à cette baisse de budget, certaines structures existantes ont accepté d’être dans un processus de « rationalisation des coûts » pour rentrer dans les coûts demandés. Les centres d’hébergement « L’Escale » et « La Ramée » en sont un exemple. Ils accueillaient 39 et 52 personnes et ont été mutualisés. À ces collectifs se sont ajoutées des places temporaires. Soit 120 hommes accueillis sur un même lieu, et 150 en période hivernale.
J’ai travaillé durant six ans sur ces structures. Les moyens alloués ont toujours été minimes face au travail accompli par des équipes, elles-mêmes en situation de précarité (temps partiels, CAE, postes sous-qualifiés…) et parfois non diplômés dans le secteur. Elles proposent un accueil de 17 heures à 9 heures du matin, sans réelle volonté de projet social, des locaux insalubres, inadaptés… Toutefois, les équipes et les personnes accueillies arrivaient à créer des lieux de vie, de solidarité palliant ainsi les difficultés quotidiennes.
Le passage à une structure de plus de 120 personnes, et sur des places temporaires, s’est accompagné d’une « gestion » à la tâche et au coût. Passant d’un salarié pour 15 personnes accueillies à un pour 25. Les salariés sont partis, se sont mis en arrêt maladie. Les phénomènes de violence se sont amplifiés face à une équipe qui a eu moins d’influence sur la vie de la structure. Difficile en effet de créer du lien quand les tâches se multiplient, que les personnes accueillies deviennent des visages dont on a des difficultés à se rappeler le nom… Difficile d’instaurer un respect mutuel quand des affaires sont régulièrement perdues, les demandes oubliées et les sollicitations pour discuter maintes fois reportées face au manque de temps… Face aux difficultés, le règlement de fonctionnement s’est durci alors qu’une grande tolérance était prônée, face aux consommations par exemple. Des caméras ont été installées pour surveiller d’immenses bâtiments… Ces lieux de vie, étape dans un parcours favorisant le partage, se sont transformés en lieu de passage et de cohabitation subie. Retour aux années quatre-vingt…
Les CHU de la Croix Rouge tenaient une place de lieu de « stabilisation » pour certaines personnes et certains partenaires. Des places y sont par ailleurs toujours réservées pour les personnes de la rue orientées par l’équipe mobile sociale et de santé. Cependant, les changements des dernières années ont amené les publics les plus fragiles à partir. Ces personnes ont parfois des difficultés à supporter le collectif important et les tensions qui peuvent y exister. Ou sont en demande d’attention et de soutien que les équipes ne peuvent plus fournir. Il est également devenu plus compliqué pour les salariés de prendre le temps d’observer et d’échanger entre eux afin de prévenir des situations de conflits ou de crise. En découle la multiplication des altercations ou de mise en danger qui aboutissent à des fins d’accueil. Le territoire toulousain manque d’autant plus d’une structure de stabilisation pour hommes. Certains hébergés, les plus fragiles, ne supportent plus l’hébergement d’urgence ou la rue et ne sont pas en demande d’une structure d’insertion. Ils font alors des allers-retours entre la rue et les différentes structures qui ne sont pas adaptées à leur demande et à leurs besoins : CHU, CHRS Urgence, Halte Santé, Halte de nuit, Hôpital… Au mieux elles s’y maintiennent des années, au pis leur santé se dégrade sous les yeux des personnes qui les accompagnent. Un lieu de « stabilisation » (inconditionnel, sans projet personnalisé, ouvert en journée, avec des équipes sociales et médicales…) leur permettrait de se « poser » et d’avoir, s’ils le souhaitent, les moyens de sortir de la rue et de l’urgence sociale.