N° 1243 | Le 22 janvier 2019 | par Souhil Messalti, éducateur spécialisé | Espace du lecteur (accès libre)
Dans L’identité de l’éducateur spécialisé (1972), Paul Fustier décrivait déjà deux modèles de professionnels : les charismatiques et les technocrates. Les premiers, appelés modèle « amour-vocation », assuraient le primat du don de soi, de la nature sacrificielle de notre métier. Ils se vouaient corps et âme à leur travail. Les technocrates, eux, attachaient de l’importance à l’aspect technique de la fonction comme une action de professionnels disposant d’un savoir-faire. Ces deux modèles poussés à l’extrême de leurs spécificités dépeignent une confrontation qui demeure aujourd’hui, bien que plus nuancée. Actuellement, la professionnalisation des métiers du travail social et l’évolution du cadre législatif ont sonné le glas du modèle vocation au profit d’une technicisation triomphante.
L’engagement d’un professionnel moderne, héritier du modèle charismatique, attachera de l’importance à son implication, à ne pas compter ses heures, à sa disponibilité profuse pour l’usager. Les autres se positionneront comme des professionnels de droits promulguant une juste distance avec l’usager. Ils chercheront à prodiguer une prise en charge adaptée, voire aseptisée, se reposant sur leur savoir-faire.
L’engagement, même sincère, des deux modèles sera perçu comme une forme de paraître pour l’autre. Le poison de l’engagement est qu’il ne se mesure et n’est reconnu que par ceux qui partagent une vision analogue à la nôtre. Au fond, ne sommes-nous pas les héritiers des deux modèles ? La complexité d’Edgar Morin invite à transcender certaines visions cloisonnées. Je fais par ailleurs un petit aparté concernant les inquisiteurs de l’engagement. Ils seraient tentés, sous prétexte de leur ancienneté et parcours, de s’octroyer le droit de mesurer, d’adouber ceux qui seraient de vrais engagés, des profanes. Il en est de même de ceux qui font une fixation sur l’éthique et l’humilité. Ils ont tendance à s’approprier une notion et l’invoquent comme un rempart à leur propre faille. Je sais d’expérience qu’une personne qui commence toutes ses phrases par « En toute humilité », que la seule parcelle d’humilité dont elle dispose s’ancre dans le discours. Il en est de même des personnes qui invoquent l’éthique et l’engagement à tout rompre quitte à les dénaturer. L’« être » engagé ne se mesure que par soi. C’est un rapport intime avec nous-mêmes. Qui renvoie à la question de la sacrosainte éthique. Un professionnel en perte de sens ; qui se prend de plein fouet les logiques rationnalisantes qui envahissent notre secteur ; qui, par mécanisme de défense, agit en se désengageant pour préserver une part de lui-même ; peut-il être considéré comme un professionnel manquant d’engagement ? N’y a-t-il pas, parfois, une preuve criante d’engagement dans l’acte de se désengager ?
L’engagement est-il un point continu qui s’obtient comme un diplôme ou est-ce un processus en constante évolution ? Dans nos parcours professionnels, avons-nous toujours été engagés avec la même intensité ou de manière fluctuante en fonction de notre disponibilité à l’être ? Pour m’autoriser à la provocation, je pense que nous sommes tous des êtres du « paraître » engagé. Nous revêtons les habits phares du social que sont l’engagement, l’éthique, l’humilité comme des indispensables, des critères d’appartenance. Nous jouons à paraître pour être des initiés. Seul le paraître se voit, se juge, se jauge… l’être engagé, l’être éthique, l’être humble se vit, s’inscrit dans l’action et ne s’éprouve qu’en soi et avec soi au service de l’autre.
Parlons donc de cet autre, l’usager que l’on perçoit trop souvent sous son seul aspect dysfonctionnant. Il est perçu comme un être qui nécessite notre savoir-faire et être, dépendant de notre engagement, investissement et disponibilité. De mon point de vue, le véritable changement de paradigme dans notre secteur s’opérera lorsque nous ferons le deuil d’un travail social agissant seul sur des usagers objetisés. Interrogeons-nous les compétences, l’expertise dont ils disposent ? Interrogeons-nous l’engagement dont ils peuvent faire preuve pour leur propre situation ? Peut-être que le vide généré par ce type de questionnements permettrait de libérer un espace qu’ils pourraient investir ? L’engagement et le savoir sont-ils uniquement l’apanage des travailleurs sociaux providentiels ? Je travaille dans le cadre de la protection judiciaire de l’enfance. Je reconnais alors le savoir et l’expertise des parents concernant leur propre histoire et fonctionnement familial. J’ai vu naître des engagements sans pareil lorsque l’on parvient à mobiliser la question du sens auprès des familles. Un engagement qui leur est propre qui se nourrit de leurs réflexions venant supplanter ma compassion aliénante et mon savoir « omnipotent »… Ainsi, à travers la production de cet écrit, je donne à lire mon paraître engagé. Mon « être » engagé vit en moi, il évolue, parfois s’effondre. Il est un processus complexe dont il faut prendre soin… Au fond, il m’appartient.