N° 1245 | Le 19 février 2019 | par Philippe Gaberan, ancien éducateur spécialisé (1) . | Espace du lecteur (accès libre)
Et l’usage du mot « cher » est à entendre ici au sens propre du terme puisque cela fait trente ans que je chemine avec toi. Un compagnonnage entretenu non seulement par la lecture des quelques pages du jeudi, mais aussi par le souvenir d’une histoire partagée qui agite encore ma mémoire d’éduc et mes cogitations cérébrales. Nous nous sommes tant aimés toi et moi… et tant de fois disputés aussi. Je m’étais juré de ne plus prendre la plume mais en amour les promesses n’obéissent pas à la raison. Alors, je t’écris encore.
Je t’écris, cher Lien Social, parce que j’ai aimé ton « Piège à convictions ». La formule est belle ! Elle sent l’esprit du Canard Enchaîné. Elle est dans le ton de ton impertinence. Et à ce propos, je ne crois pas que tu aies ressuscité François Tosquelles par hasard, en livrant un extrait d’un article publié dans le numéro 16 de LS, du 2 février 1989 dans lequel il alertait sur « cette épidémie de normose ». Je l’ai repris, en 2004, au tout début de La relation éducative : l’éducation spécialisée ne sert ni à guérir ni à normoser… elle sert à aider une personne rendue vulnérable par la singularité de son parcours de vie à trouver encore du sens à être-là. Je ne m’en suis jamais caché ; je dois l’essentiel de ce que je suis pour une bonne part à LS, aux rencontres, aux événements et aux occasions offertes de penser nos métiers.
Pour en revenir à Piège à convictions, ce dossier, qui ne dit pas en être un, est le bienvenu. Combien de fois ces derniers temps n’ai-je pas rêvé que tes articles reviennent à notre job plutôt que de taper sans fin sur la déroute du politique et la faillite budgétaire de l’action sociale. Si nous sommes autant disqualifiés voire méprisés dans le regard des politiques et de l’opinion publique, c’est d’abord en raison de notre incapacité à faire valoir la complexité de nos métiers. Il est fort juste le propos de Ludwig Maquet par lequel il affirme : « réfléchir la violence institutionnelle, c’est d’abord penser la violence dans sa globalité par une approche pluridisciplinaire des sciences humaines qui permet d’en définir les contours. » Cet appel à l’exigence d’un haut niveau de savoir dans l’exercice des métiers ne doit pas rester lettre morte. Le risque d’un recours à la violence est consubstantiel à la relation éducative ; être en position d’aider une personne en situation de vulnérabilité expose l’accompagnant, qu’il soit parent ou professionnel, à des pulsions de destruction, de dévoration, de castration. Les mythes fondateurs en parlent déjà ! La leçon freudienne y puise son ressort conceptuel. L’adulte qui maltraite un enfant cède à un mécanisme que vient entretenir un défaut de formation, un déficit de contenance institutionnelle, des fragilités personnelles, et bien souvent les trois combinés ensemble. Ce n’est ni excuser ni pardonner que de comprendre ; contrairement à ce qu’a pu dire l’un des premiers ministres de notre République.
Étienne Liebig et Ludwig Maquet se rejoignent lorsqu’ils pointent tous deux les responsabilités de la hiérarchie. Et, lorsqu’Étienne Liebig dénonce « l’incompétence de ses cadres, incapables de former, gérer ou virer le personnel pathogène », je peux dire, après avoir occupé sept ans les fonctions de directeur, qu’il n’est pas chose aisée de savoir ou de pouvoir « former, gérer ou virer un personnel pathogène » ; que le « savoir-faire équipe » qui était déjà une compétence difficile à acquérir il y a quarante ans, vire, dans certaines situations, à la mission impossible. Enfin, Étienne Liebig vient d’une certaine manière réactiver la mauvaise conscience de nombreux professionnels lorsqu’il affirme, avec raison, que la nuit en institution est l’instant de tous les dangers, et qu’il est suicidaire pour nos métiers d’avoir délégué ce temps d’accompagnement essentiel à des « veilleurs de nuit ». Non pas qu’ils soient incapables de le faire ! Mais alors, et puisqu’il est peu probable que le secteur revienne sur une évolution désormais garantie par les conventions collectives de travail, acceptons a minima que ces professionnels-là soient pleinement reconnus et associés à un travail éducatif et de soin.
Et il y aurait tant à dire encore… Ni criminelle ni irréprochable, la protection de l’enfance est seulement perfectible. Je l’ai dit dans un post sur mon site et les réseaux sociaux ; parce que je ne me résous pas à laisser Internet devenir une poubelle, et parce que je m’efforce d’acquitter ma dette contractée à l’égard d’un métier reçu en héritage. Et si j’avais un vœu à émettre, bien que nous ne soyons plus au 1er janvier, c’est que LS perpétue cette exigence de penser et pas seulement de dire nos métiers.
Affectueusement
(1) Philippe Gaberan éducateur en internat et rédacteur à Lien Social depuis 1990, a multiplié les reportages, analyses, portraits tout en étant chaque jeudi pendant 20 ans le voisin de chronique de Jean Cartry. Il a participé à tous les colloques de Lien Social dont les mythiques États Généraux des Éducateurs (3 000 participants 1992). Docteur en sciences de l’Éducation, directeur de l’ETES de Marvejols puis directeur adjoint à l’IFRASS de Toulouse, il mène désormais une activité de conseil, formation et soutien aux équipes.