N° 1248 | Le 2 avril 2019 | Espace du lecteur (accès libre)
Par Régis Nowak, éducateur spécialisé, formateur à l’IRTS Aquitaine
S’embarquer dans une aventure éducative dont on ne connaît jamais la finalité, se faire embarquer dans une relation transférentielle par un excès d’empathie ou une trop forte propension à la culpabilité constituent le point de départ de la clinique éducative. « Je me suis fait embarquer », peut-on entendre régulièrement en réunion : la rencontre éducative en AEMO se produit souvent ainsi, par cette contingence qui vient souvent nous déranger et nous embarquer dans ce que Freud appelle l’inquiétante étrangeté. Il y a neuf ans, je m’embarque dans l’aventure de la rencontre avec cet adolescent maltraité, carencé en tous points, délinquant, violent et livré à lui-même. Mathéo, un jeune Gitan espagnol âgé de 13 ans dont la personnalité explosive et imprévisible met en échec toutes les précédentes tentatives de prise en charge. Sa violence et son intolérance face à la frustration sont systématiquement repérés par les différents travailleurs sociaux qui l’ont accompagné.
Cela fait un mois que j’interviens en AEMO, lorsque j’arrive dans cette cité de la périphérie Nord de Bordeaux où Mathéo réside avec sa mère et son frère cadet. C’est au début des années 60 que ces cinq barres d’immeubles au nom évocateur de nature, « les acacias et les bleuets », ont été construites. Ses habitants les ont depuis rebaptisées « Chicago » : un nom tout aussi évocateur que le précédent !
En arrivant dans ce quartier « ghettoïsé » et considéré comme le plus paupérisé d’Aquitaine, j’avoue m’être demandé ce que je faisais ici, avec ma besace sur l’épaule, remplie du jugement d’assistance éducative et de mes bonnes intentions… Ah oui ! je viens rencontrer Mathéo. Ce jour-là, il est introuvable. J’éprouve alors un certain soulagement et n’insiste pas pour le chercher dans le quartier. Je devais systématiquement faire cet effort pour pouvoir le rencontrer, demander où il était, ne pas le trouver, redemander sans succès, puis repartir à mon véhicule pour finalement le croiser fortuitement. Dans un tel contexte, la mise en place de la relation et le travail de lien sont apparus biaisés. Ainsi, sans jamais savoir ce qui m’attendait et non sans une certaine appréhension, je n’ai pas eu d’autres choix que de proposer ma présence pour me laisser embarquer dans sa réalité et ses nombreuses demandes.
Ces dernières ont régulièrement eu le même objet : aller manger au fast-food voisin, de l’autre côté de la voie ferrée, dans ce centre commercial qui semble lui amener sur un plateau ce « plus de jouir » dont parle Lacan. Dans une telle situation de carences éducatives on imagine aisément le sens que peut prendre ce signifiant. Manger un hamburger constitue ce plus de jouir dont on imagine qu’il compense un manque, alimentaire mais surtout affectif, une perte qui s’est produite du côté maternel. Néanmoins la cause de son désir apparaît comme le mouvement par lequel Mathéo se présente à moi. Ses demandes systématiques réclamaient que j’y apporte des réponses. La question de l’ordre symbolique devant s’opérer pour Mathéo, j’ai pu refuser l’achat du hamburger. La frustration étant insupportable pour lui et ayant sans doute ressenti mon ambivalence face à la réponse que je devais lui apporter, Mathéo a testé mes limites au point qu’un jour il a refusé de sortir de la voiture.
Sur les premiers temps de nos rencontres, Mathéo a ainsi multiplié les provocations (jamais les intimidations) envers moi mais aussi envers l’extérieur, laissant entrevoir que le plus de jouir agissait partout. La liste était suffisamment longue pour que je sois mis à l’épreuve par cette inquiétante étrangeté.
La tentation est devenue grande d’espacer les rendez-vous, d’abandonner les visites. La question de mon épuisement, de mon désir pour ce jeune s’est alors posée. La mise en scène de la relation est alors devenue obligatoire et nécessaire pour qu’une limite se mette en action et que le lien se normalise un tant soit peu. Les demandes de fast-food toujours récurrentes, j’ai tenu le discours du « oui mais ». « Ok pour l’achat du hamburger/frites, mais on se retrouve devant le fast-food. » Mathéo a pu s’y conformer. Au fil des rencontres, ce bricolage relationnel s’est mis en place et m’a permis d’amorcer certains accompagnements sur l’extérieur (hormis le fast-food).
Alors que nous devions rencontrer le proviseur d’un collège susceptible de l’accueillir dans une classe d’intégration gens du voyage, un imprévu surgit. Nous étions un vendredi matin, jour de marché. Mathéo avait repéré un éleveur de poulets et souhaitait qu’on s’y arrête afin que je lui en achète un, pour l’entraîner aux combats, qui sont fréquents dans son quartier. Encore une fois, j’adopte la méthode du « oui mais », puis, le rendez-vous honoré avec le proviseur, l’impensable se produit : attendri par le comportement enfantin de Mathéo face aux coquelets, je sors de ma poche les 2,60 € et lui en achète un. Où était donc passée cette distance éducative dont on nous met régulièrement en garde ? La culpabilité m’envahit et se renforce lorsque, de retour au bureau, je fais part de cet événement à mes collègues, qui me rétorquent : « Tu t’es fait embarquer, bienvenu en AEMO ! »
Mais, à y regarder de plus près, un tournant semble s’être opéré dans ma relation avec Mathéo. L’échange par le don entre en jeu dans cette affaire, pour s’engager dans ce qu’Alain Caillé appelle la socialité primaire, un espace-temps dans lequel le « venir en aide » se fait spontanément et sans fonction particulière. Alors que la personnalité déconstruite et carencée de Mathéo le poussait à me considérer comme un pourvoyeur de biens (en l’occurrence de hamburgers), il semble qu’à travers ma personne, il ait pu ressentir l’espoir (au demeurant illusoire) de retrouver la figure idéale de l’imago maternelle perdue. En effet, le comportement de Mathéo n’était plus aussi provocateur et imprévisible que par le passé, en ma présence. Il pouvait dans certaines circonstances prendre ma défense ou valoriser le fait que je pouvais donner une réponse positive à ses demandes. Cette valorisation narcissique laisse à penser qu’il s’agit de ce que Marcel Mauss a décrit comme un contre-don. Ce n’est qu’après coup que j’ai réalisé qu’il y avait eu Rencontre, que c’est à partir de cet instant inattendu que ma relation avec Mathéo venait de prendre une autre dimension. Celle où les notions de limite, d’étayage éducatif et d’identification pouvaient alors s’entrevoir. Ce surgissement dans le réel de Mathéo, ce non familier survenu dans ma quotidienneté professionnelle a permis qu’un accompagnement éducatif s’installe, bien que l’ordre symbolique soit très certainement forclos pour Mathéo. Mais là n’est pas le propos, car malgré l’irrationalité de sa situation, la rencontre a bien eu lieu. Elle n’intervient jamais là où on l’attend, car souvent inattendue, imprévue, surprenante, déconcertante, parfois incontrôlable tant elle est guidée par des forces inconscientes. L’histoire du jeune coq constitue pour ma part le point de rencontre avec Mathéo, alors même que j’ai longtemps considéré cela comme une erreur. C’est justement ce « dérapage » affectif qui a permis qu’il me perçoive autrement. Ce basculement a permis qu’un lien de confiance, si minime soit-il, puisse s’installer. En somme le point de départ de tout travail éducatif.
Mon récit constitue à n’en pas douter, le fondement de ce qui m’anime encore aujourd’hui et qui, me semble-t-il, devrait animer tout travailleur social dans l’exercice de sa pratique professionnelle : se laisser surprendre par la rencontre.