N° 1252 | Le 28 mai 2019 | par Bernard Brasseur, responsable pédagogique d’Institut médico-pédagogique en Belgique | Espace du lecteur (accès libre)
Un petit gars qui ne sait plus sur quoi s’appuyer, construit sur les sables mouvants d’une mère aimante, mais qui ne donne pas de limites… Une gamine à qui sa famille a toujours donné l’impression qu’elle ne comptait pas, une laissée-pour-compte qui dérive et s’accroche à n’importe quelle bouée… Deux amorces de parcours qui s’échouent déjà, en quête de ce qu’ils n’ont pas reçu, sans savoir ni comment, ni où chercher.
Le gamin, sûr de ses certitudes incertaines d’enfant roi, nargue ce qu’il croît dangereux dans ces balises que les éducateurs lui posent pour lui permettre d’ouvrir son monde et d’accepter l’autre… La gamine, tellement en demande qu’elle oublie que nous ne pouvons pas tout donner, se frustre même d’obtenir ce qu’elle désire dans l’instant, parce que l’ailleurs, idéalisé, ce sont ces parents qui n’existent que dans son imagination, qui auraient pu tout lui offrir, mais qui ne sont en réalité qu’absence. Les réponses bienveillantes, aimantes mais raisonnables des éducateurs ne sont qu’un ersatz, une pâle copie de ce qu’elle attend…
Le gamin, parce qu’il ne voit pas d’autres issues, accepte de se soumettre à notre jugement, du moins pour ses comportements à l’école : soleil pour une bonne journée, orage pour une mauvaise journée… La gamine, à force de vérifier par l’absurde des crises, des limites sans cesse repoussées qu’elle compte un peu à nos yeux, finit dans des instants de grâce par faire confiance et à exister comme petite fille vulnérable qui peut se confier. Et qui peut être aimée. Mais il y a plus d’orages que de rayons de soleil, plus de crises que de moments magiques.
Et puis un jour : le gamin arrive dans mon bureau, resplendissant, avec dans son journal de classe 3 soleils, 3 journées où il a fait l’effort de jouer le jeu… La gamine me dit qu’elle est contente, que c’est Christine qui travaille aujourd’hui. Et fièrement, il me montre, non pas le journal de classe, mais un soleil dessiné sur sa main, et pas n’importe quel soleil : « regarde, c’est Vincent (l’éducateur) qui me l’a dessiné… » Drôle de coïncidence, la gamine, elle, me montre un visage dessiné sur le dos de sa main, en me disant : « regarde, c’est Christine que j’ai dessinée ».
Dans les deux cas, le corps est (souvent) le vecteur de messages qui ne peuvent s’exprimer autrement : pour lui, c’est par là que passe sa révolte, pour elle, c’est par là que passe son mal-être, et ce, par différents moyens : somatisation, violence vis-à-vis des autres ou de soi-même, mise en danger, difficultés d’endormissement. Et voilà que son corps à lui est utilisé par Vincent, cet adulte qui marque sa confiance et qui y croît, qui entoure, montre la route, et transmet de la fierté, du bonheur, de la reconnaissance. Et voilà que son corps à elle, elle l’utilise en y mettant un onguent pour son âme, la représentation d’une personne qui tient bon à côté d’elle, malgré tout, qui lui montre au jour le jour que elle, elle est importante, même quand elle met tout en place pour prouver le contraire.
Un point d’appui, stable, posé, par ce regard vigilant d’un adulte bienveillant, qui permet de se constituer comme « personne » et de prendre forme sur un fond de cohérence. Et en filigrane, cette confiance, cette croyance dans les capacités à rebondir, à évoluer vers un mieux-être. Une singularité, quelqu’un qui devient unique, important, dans le magma flou des personnes qui défilent de façon uniforme et qui « veulent du bien », une importance dans le sans-importance d’une vie qui jusque-là ne compte pas, et donc une autre manière de se constituer sur fond de liens qui se créent, par des affects qui se croisent, des histoires qui s’entremêlent, avec en filigrane cet inconditionnel, cette main qui ne lâche pas la main, et cette patience d’attendre l’après des orages qui se succèdent. Ce qui pourrait faire sens, quand nous avons l’impression justement que c’est peine perdue, c’est de relever ces soubresauts presque subliminaux de réponses inattendues, et pourtant si éloquentes, réponses qui parlent de nous, éducateurs, quand ces jeunes expriment quelque chose d’eux-mêmes, dans ce que le plus souvent ils taisent, quand ils nous utilisent comme outils, comme tuteurs, comme réceptacles d’émotions, et aussi comme punching-balls. Un dessin, et tellement plus dans ce qu’il porte comme monde à soi qui se dévoile parce qu’il y a un support sur lequel le projeter. Et moi, dont on sollicite le regard, je suis le témoin étonné de tant de ressources mobilisées par les uns et les autres pour construire des moments de quotidiens bonheurs, et je vous confirme l’adage : « Un petit dessin vaut mieux qu’un grand discours. »