N° 1261 | Le 12 novembre 2019 | Jean-François Coffin, cadre de direction en établissement social et médico-social | Espace du lecteur (accès libre)
L’art de diriger, longtemps source de créativité, est de plus en plus réduit à l’application de normes et de techniques.
Le titre de directeur apparaît encore dans les offres d’emploi du secteur médico-social mais il régresse. Le titre de responsable, la fonction de chef de service ou d’adjoint de direction y apparaissent de plus en plus fréquentes. Les salaires imposés (puisque conventionnellement non négociables, sauf exception subissent les effets des mesures d’économies attendues en compensation du développement de sièges de plus en plus fournis en spécialistes et garants du respect de normes elles-mêmes de plus en plus intrusives. Ces normes se trouvent disposer d’un nombre croissant de sources d’inspiration. L’appareil bureaucratique sature nos organisations (et nos intelligences, brouillées et fatiguées) de règles de fonctionnement et de conduite (chartes managériales et autres codes de bonne conduite, modèle induit par les valeurs affichées par l’employeur).
Le champ, lui-même très prolifique, semble aspirer au contrôle des actes produits par des managers, conçus comme de possibles figures de l’excellence et de l’aboutissement concret d’une technologie de la maîtrise de soi et de la reproduction des idées et des modèles la plus fidèle qu’il soit possible de manifester dans un espace social contrôlé. Les managers sont placés dans l’obligation de s’aligner ou à défaut de quitter l’organisation. Le marché de l’emploi des cadres de direction semble avoir atteint un point d’équilibre le plus souvent défavorable : plus de candidats, moins de postes, des salaries à la baisse ou une charge de travail à la hausse. L’exercice de ces fonctions de direction pour des établissements de plus de dix salariés suppose la détention d’un titre de niveau I inscrit au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), comme le prévoit le décret n° 2007-221 du 19 février 2007. Il faut bien considérer que même si le titre de directeur se trouve de moins en moins attribué, le niveau I est toujours exigé. L’écart entre les ressources et le contenu des missions tend donc à s’accroître au regard de ce qui apparaît de plus en plus fréquemment comme une tendance à transformer la fonction en coquille vide.
Cette évolution peut amener celui qui la subit à une perte de savoirs et de savoir-faire, à une déqualification de fait et à une perte de chance de trouver un autre emploi. L’intérêt du travail de directeur procède en grande partie de la possibilité laissée à celui qui l’exerce d’œuvrer plus que de souffrir du travail. La dimension artistique du travail de direction régresse au profit d’une technique qui se décline désormais sous des aspects de plus en plus variés, mobilisant tous les compartiments d’une activité qui se doit d’être la plus prévisible et la plus normalisée possible. Des stratégies d’évitement peuvent être mises en place, mais elles ne résistent pas aux effets d’une surveillance de plus en plus complète de l’activité par des outils numériques et par les professionnels en cours de socialisation dans des pratiques professionnelles imposées.
C’est aussi une histoire de génération et l’habitus n’est pas étranger à l’idée que l’on peut être amené à se faire et la pratique que l’on peut avoir de la fonction de direction. Le simple manager en devenir peut être chargé de relayer une pensée qui lui est étrangère et contraint au soutien d’actions que sa propre personnalité, sa propre expérience, sa seule subjectivité n’auraient jamais initiées sans la pression au conformisme, à l’obéissance ou la peur de l’isolement et de la perte d’emploi. Cela ne lui serait pas venu à l’idée mais il peut être amené, par faiblesse, fragilité ou simple effet d’une dissonance cognitive à adopter les pratiques et les idées qu’il n’aurait jamais imaginées, avant de s’y aliéner peu à peu, à force de pratique et de fréquentation. Celui qui peut encore être nommé directeur par les salariés les plus anciens n’a plus de pouvoirs de direction : il ne dispose plus de l’autonomie requise pour pouvoir l’exercer dans de bonne conditions, il est contraint par des chartes, des normes, des « bonnes pratiques « des modèles issus d’une de ces « formations « dont le seul objectif consiste à réduire autant que possible les effets de la personnalité sur la pratique, dans sa forme tout autant que dans sa « technique », raison ultime de tout bon « manager « en quête de reconnaissance ou tout simplement d’emploi.