N° 1262 | Le 26 novembre 2019 | Par Magali Fourmont, éducatrice spécialisée, et Éva Renaud, psychologue | Échos du terrain (accès libre)
Un jeu de plateau est né en 2016 de la rencontre entre deux professionnelles en service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) à la recherche d’un support favorisant l’expression des émotions.
Notre constat de départ était simple : les émotions sont omniprésentes, utiles, mais parfois encombrantes, source d’incompréhension tant avec soi-même qu’avec les autres, et peuvent aboutir à des situations dysfonctionnelles. Après avoir utilisé lors de nos entretiens familiaux de nombreux supports déjà existants, comme, par exemple, les figurines du film des studios Pixar Vice Versa, nous avons eu l’envie de créer notre propre outil. Ainsi, étant deux ferventes joueuses dans la vie de tous les jours, nous sommes parties de l’idée d’un jeu de plateau, où il serait possible d’avancer son pion au gré de nos souvenirs personnels ou interpersonnels. Vint alors le moment de la confection du prototype : à nous les bouts de cartons, la pâte Fimo, le papier Canson, les ciseaux, etc. ! Puis, avec l’aide d’un infographiste membre du conseil d’administration de notre association, nous avons rendu notre jeu plus présentable.
Cet outil, soutenu par le service d’action médico-éducative en milieu ouvert (AEMO) de l’ADSEA 17 LP de Charente-Maritime, a été expérimenté auprès d’une trentaine de familles, puis de deux groupes d’adolescents au sein d’une maison d’enfants à caractère social (Mecs). Les retours par le biais de questionnaires anonymes ont été particulièrement positifs. En novembre 2018, nous avons eu l’opportunité de présenter notre jeu à un colloque professionnel organisé par le thérapeute familial Éric Trappeniers à Lille portant sur le thème des émotions.
Comme son nom Systémo l’indique, notre jeu vise à aborder la question des émotions au sein du système relationnel familial ou groupal. Il est donc avant tout coopératif. Tout le groupe, représenté par un pion Arbre, joue ensemble contre l’adversaire, un pion Robot, symbole du vide émotionnel. Ces deux pions se déplacent sur un plateau à la manière du jeu de l’Oie, composé de trente-cinq cases, cinq d’entre elles étant dédiées au Robot, les trente autres réparties selon différentes couleurs symbolisant une émotion : rouge pour la colère, jaune pour la joie, gris pour la tristesse, bleu pour la peur et vert pour la fierté. Le but du jeu est de parvenir à la case Arrivée avant le Robot. Pour cela, les uns après les autres, les joueurs lancent un dé à six faces, dont cinq représentent les couleurs « émotion » et la sixième le robot. Si le dé tombe sur une face « émotion », le joueur évoque un souvenir ou une anecdote s’y rapportant. Le reste du groupe peut lui venir en aide si l’inspiration lui fait défaut. L’avantage avec les émotions, c’est qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, ainsi, si ce qui est évoqué est collégialement considéré comme en lien avec le thème révélé par le dé, le pion Arbre avance alors sur la case du plateau de la couleur correspondante. Si le dé tombe sur la face Robot, c’est le pion Robot qui est déplacé sur la case Robot du plateau, et ainsi de suite.
Notre médiateur ludique repose sur trois postulats de départ. Le premier d’entre eux affirme que toutes les émotions sont utiles pour avancer dans la vie… Il existe une multitude d’émotions différentes à l’intérieur de nous. Dans notre jeu nous avons fait le choix d’en garder cinq, à savoir la joie, la colère, la tristesse, la fierté et la peur. Chacune, à sa manière, est utile à l’individu. Ainsi, la joie tout comme la fierté se révèlent de puissants vecteurs d’épanouissement, de création et de lien social . La tristesse apprend à éviter les situations qui la provoquent, permet de se retirer de l’action et de réfléchir à d’autres possibilités. La peur amène l’individu à se protéger des dangers et la colère fournit l’énergie nécessaire pour atteindre un objectif, se défendre ou lutter contre une injustice. Parfois, les émotions agissent de façon contreproductive en participant aux dysfonctionnements. Ainsi, la recherche de plaisir ou la colère peut amener l’individu à commettre des actes déplorés par la suite comme dans le cas des addictions, des conduites à risque, ou des comportements agressifs/impulsifs. Des sentiments de fierté excessifs ou mal régulés peuvent donner naissance à des troubles narcissiques importants. Alors que la tristesse ou la peur empêchent, par des mécanismes de renoncement ou d’évitement, la réalisation d’actions qui seraient bénéfiques pour l’individu, retrouvés dans les troubles dépressifs ou anxieux. Conclusion, en s’intéressant à ses émotions, il est possible pour la personne de modifier certains de ses comportements et recourir à des solutions plus efficientes pour résoudre son problème !
Second postulat : tout au long de notre vie, nous pouvons développer nos compétences émotionnelles… Au départ, submergé par ses émotions, le nourrisson, puis l’enfant apprendra progressivement, avec l’aide de l’adulte, à les identifier, les comprendre, les exprimer, les réguler et les utiliser efficacement (1). Lorsque ce travail n’est pas fait dans la petite enfance, il peut évidemment se faire plus tard, à l’âge adulte, mais bien souvent avec de l’aide. Ce jeu a été pensé pour permettre de faire travailler le système familial ou groupal sur les compétences émotionnelles.
Troisième postulat : interagir autour des émotions facilite la compréhension de soi et des autres… et donc le mieux-vivre ensemble. Notre outil permet de mettre au travail un double mouvement : introspectif et intersubjectif. D’une part, nos émotions nous renseignent sur l’état de satisfaction de nos besoins. Ainsi, la prise de conscience de cette insatisfaction nous permet de remédier à ce manque ou d’apprendre à mieux l’accueillir, le supporter et l’accepter. D’autre part, percevoir les émotions des autres nous amène à mieux comprendre leurs besoins et à ajuster nos réponses en conséquence. En effet, écouter les émotions des autres, ce qui les a provoquées et comment elles se sont exprimées, peut constituer des informations nouvelles et ainsi créer la surprise, l’empathie, la compréhension de l’autre au travers de nouvelles dimensions. De ce fait, notre jeu devient un levier de changement interrelationnel destiné à apaiser, voire à résoudre certains conflits opérationnels.
(1) Daniel Goleman, 1995