N° 1266 | Le 4 février 2020 | Par Chantal Lepage, assistante sociale en protection de l’enfance et formatrice à ASKORIA | Échos du terrain (accès libre)
Le 19 janvier, Zone interdite sur M6 a insisté sur les échecs de l’ASE, présentant ses réussites comme autant d’exceptions. Et si on s’intéressait un peu plus aux enfants qui s’en sortent ?
Les enfants placés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) vivent des parcours de rupture, souvent tristes et douloureux. Adultes, certains d’entre eux connaîtront la rue, l’exclusion, des schémas familiaux proches de ce qu’ils ont vécu eux-mêmes. Malmenés par un système, celui de la protection de l’enfance, ces enfants sembleraient être promis à un devenir marqué inévitablement par l’échec. Une forme de fatalisme paraît se dégager de la manière dont les médias nous parlent de ces enfants, des professionnels du secteur, de ce qui s’y fait et s’y vit. Le chiffre et l’affirmation selon lesquels « une personne sur quatre vivant à la rue, sans domicile fixe, a connu les services de l’ASE » sont régulièrement relayés. On y lit un échec des politiques, des travailleurs sociaux, plus globalement d’une société qui ne parvient pas à enrayer une forme inéluctable de déterminisme social dans la reproduction de la pauvreté et de la souffrance.
L’ASE fabriquerait immanquablement des S.D.F. Je travaille auprès de jeunes qui ont connu un placement à l’ASE, des passages dans des foyers et/ou des familles d’accueil. À leur arrivée dans notre service, ils ont 18 ans depuis quelques semaines ou quelques mois. Durant leur accompagnement d’une à trois années, au titre d’un contrat jeune majeur, nous assistons à cette mutation : hier « enfant » placé à l’ASE, aujourd’hui « jeune adulte » en situation d’autonomie dans un appartement, demain « jeune adulte en société ». Dois-je ressentir honte et colère d’appartenir à une corporation qui violente et maltraite ? Honte et colère de travailler dans des établissements qui, loin d’incarner les valeurs humanistes censées guider nos professions, sont accusés d’être responsables de ce désastre généré dans la vie de ces enfants. Honte et colère de côtoyer des institutions et des professionnels qui ne veulent pas voir, ignorent ou négligent ces maltraitances. En réalité, une majorité des enfants placés construisent des parcours positifs. Et le travail des éducateurs les aide à grandir et à se projeter dans l’avenir.
En novembre 2018, la députée Perrine Goulet, lors d’une tribune à l’Assemblée nationale, a publiquement révélé qu’elle avait été placée. L’écho a été puissant, le regard des députés (visible à l’écran) troublé, voire bousculé, et les réactions de ses collègues nombreuses et positives dans leur ensemble. Il est donc possible de construire de nouvelles représentations des enfants ayant vécu un placement à l’ASE. À la lecture de récits que certains d’entre eux ont écrits une fois devenus adultes (1), plusieurs besoins émergent comme des constantes. Bâtir un futur avec un passé souvent traumatique implique de s’inventer une nouvelle carte relationnelle. Cela passe par la possibilité d’avoir quelqu’un sur qui s’appuyer et pour lequel on compte. C’est souvent plusieurs années plus tard que l’on mesure l’importance de ces rencontres significatives et leur empreinte. Cette bienveillance constitue le cœur de ce qui les a amenés à « s’en sortir ».
Recevoir de l’affection, et ainsi se sentir être digne du lien affectif proposé, est un aspect fondamental dans l’accompagnement de l’enfant au cours de son parcours. Que ce lien s’établisse avec une famille d’accueil, des voisins, des parents de copains de classe, des éducateurs ou bien des professeurs, cet attachement, en dehors de la famille originelle, est fondateur. Il nous amène à percevoir le poids du réconfort, des encouragements et des câlins, faisant justement pencher la balance du côté de la confiance et de la force que ces postures leur permettent d’emmagasiner. C’est pourquoi il est tout aussi important d’ouvrir à ces enfants le champ des possibles. Là où il y a de la carence, du manque, plus encore qu’ailleurs, le rêve et l’imaginaire sont nécessaires. Leur permettre d’espérer implique de leur projeter des carrières réussies, de leur offrir des alternatives, et de leur proposer des chemins à explorer.
Incarner et rendre effectifs ces possibles nécessite l’engagement professionnel des personnes qui les accompagnent, constitue un levier puissant dans la relation éducative.
Les besoins de proximité et d’affection de chaque enfant posent ainsi la question de l’implication des professionnels eux-mêmes. Comment recevoir ces besoins affectifs, et quelle place investir dans la relation ? L’engagement se situe ici dans le risque de la rencontre, au sens où l’on accepte d’être touché par les situations rencontrées. Quand le travailleur social s’engage, il prend ce risque-là… celui d’être affecté. Faire appel aux compétences des professionnels à être éprouvé (et moins en termes de technicité) permet que l’histoire s’écrive différemment pour ces enfants. Un pas de côté peut alors s’opérer et d’autres perspectives s’ouvrir. Parfois, certes, le temps nécessaire donne aussi au travail des professionnels un sentiment d’inachevé puisque par définition, il participe d’un processus encore en cours, ne leur donnant pas toujours à voir ce qu’ils aident à faire grandir. Cette dimension du temps qui s’installe est bénéfique à la fois aux enfants et aux professionnels qui les accompagnent.
La possibilité d’attachement et l’inscription d’une relation significative dans la durée résultent d’un processus qui permet, autorise et inscrit l’enfant dans son contexte de placement. Les récits de parcours d’enfants accueillis témoignent de la portée des actes éducatifs et de la marque qu’ils laissent dans le temps, dans les corps et dans les mémoires. Ils nous apportent un précieux message : il n’y a rien d’inéluctable. Ils mettent en exergue le travail de professionnels tutélaires qui protègent et soutiennent. Relayer ces trajectoires contribue à construire davantage de remparts et d’attention aux éventuelles situations « d’échecs ». Preuve en est avec ces récits et ces histoires de vie, preuve en est également avec l’association Repairs ! (2), dans laquelle d’anciens enfants placés se proposent, à leur tour, quelques années plus tard, d’aider des jeunes encore placés à sortir de la solitude. Ces témoignages nous informent également du retentissement bénéfique des messages d’espoir et d’une vision qui ouvre aux différents possibles. Les besoins de proximité et d’affection de chaque enfant posent ainsi la question de l’implication des professionnels eux-mêmes.
Comment recevoir ces besoins affectifs, et quelle place investir dans la relation ? Les professionnels de l’ASE sont parfois placés au carrefour des loyautés familiales et des loyautés institutionnelles, entre légitimité de leur accompagnement et autorité parentale. Par leur travail quotidien, ils peuvent concourir à aider (les parents notamment) à se positionner. La combinaison des difficultés rencontrées (sociale, familiale, psychique) et vécues par ces enfants avant leur placement, exige une complémentarité de compétences de la part des professionnels qu’ils vont côtoyer dans les différents services, dans les institutions, les familles d’accueil, les associations. Ce travail de dentelle est un métier au sens donné par Jacques Ladsous : « un art de faire ». Il explicite le besoin de mettre en valeur le réseau de ces fils de la relation qui se tissent et que les professionnels, les enfants et leurs parents accompagnés tirent, tordent, brisent parfois, enroulent et déroulent et organisent.
(1) Le Bal des aimants ou le parcours d’un enfant placé Pierre Duhamel, Éd. L’Harmattan, 2017
Quand j’étais petit, on m’a retiré de ma famille Pierre Cadoux et Claude Domange, Éd. EHESP, 2018
Rien n’est joué d’avance Patrick Bourdet (avec Guillaume Debré), Fayard, 2014
(2) Association repairs : www.adepape75.com