N° 1268 | Le 3 mars 2020 | Par Pascal Seynave, assistant de service social de secteur | Espace du lecteur (accès libre)
Les discours sur les musulmans et l’islam, d’une part et sur les « Roms », d’autre part, tendent à se durcir, à s’affranchir de toute inhibition, à se décomplexer et, disons-le (sans complexe, nous aussi), à se radicaliser. Longtemps cantonnés au cercle assez restreint de militants d’extrême droite ou à l’entre-soi amical ou familial, ils s’insinuent aujourd’hui dans des sphères professionnelles qui leur étaient jusque-là assez hermétiques et hostiles.
J’en veux pour preuve ces quelques exemples entendus dans un cadre professionnel. Humour : « Des papiers, du fric et du travail, si tu grimpes au balcon… ». Evaluation : lors d’une « visite d’agrément » pour assistante familiale, à la question : « Accepteriez-vous l’accueil d’un enfant d’origine étrangère ou d’une autre religion que la vôtre ? » Réponse : « Oui, mais pour les musulmans je ne sais pas, avec tout ce qu’on entend à la télé… Ils sont trop différents… Comment fait-on pour le ramadan ? ». Conversation (informelle entre collègues) : « Le couple est reçu dans la famille de Monsieur, mais il ne peut y dormir parce que la femme est impure, elle n’est pas musulmane. Elle est très stricte et très fermée la religion musulmane… ils sont quand même mariés… on est en France… » Réflexion entendue : « Je veux bien tout le monde… mais les Roms, je ne peux pas. »
Ces pratiques langagières à l’œuvre dans la sphère élargie du travail social provoquent mon indignation. Des propos considérés comme choquants et condamnables, il y a encore peu, sont aujourd’hui largement répandus et repris par des hommes politiques, des journalistes et des « intellectuels » abonnés aux talk-shows et autres émissions de « débats » télévisuels.
L’uniformisation de la pensée dispensée par ces médias, décuplée par les réseaux sociaux, est si puissante qu’elle ne laisse qu’une place infime à toutes les analyses contradictoires ou alternatives. De là, l’imprégnation d’une majorité de personnes par la pensée dominante du moment qui voit dans l’étranger et dans le pauvre, les empêcheurs de construire en rond une société individualiste basée sur le profit et la compétition.
Il semble que les travailleurs sociaux et les personnes qui travaillent au sein des institutions sociales soient de plus en plus réceptifs à ce discours ambiant.
Nous sommes régulièrement amenés à travailler avec des populations étrangères presque toujours en situation de précarité et affichant des pratiques et des habitudes culturelles et religieuses différentes. Notre posture professionnelle s’appuie sur notre capacité à comprendre (ou tout au moins à tenter de comprendre), à faire preuve de tolérance et à respecter la différence pour créer une relation de confiance, préalable à la relation d’aide. Pour cela, il nous faut faire évoluer nos propres représentations confrontées à cette réalité humaine. Construites autour des valeurs du travail social acquises en formation et durant l’expérience professionnelle, elles sont de plus en plus faussées par la masse d’informations perçue par chacun d’entre nous, par l’intermédiaire des données constamment mises à disposition de tous, quasi gratuitement.
Comment continuer à travailler avec la diversité des populations que nous rencontrons quotidiennement, si nos représentations et nos aprioris (légitimes et normaux) se nourrissent de l’état d’esprit dominant qui tend à essentialiser les individus, en fonction de leur origine ou de leur religion avérées ou supposées ? Ce qui est inquiétant, c’est la banalisation de ces propos qui, à terme, peuvent remettre en cause le souci d’objectivité dans les évaluations. Le racisme, puisqu’il s’agit de cela, reste toujours à l’affut. Il ressurgit régulièrement, sous une forme ou sous une autre et en des lieux où nous ne l’attendons pas forcément. Le rejet de l’étranger, que l’on nomme pudiquement « musulman ou Rom » constitue une sorte d’écran derrière lequel se dissimulent toutes les lâchetés, toutes les peurs et toutes les médiocrités. De par leurs actions et leur pratique de professionnels de l’humain, les travailleurs sociaux constituent un rempart contre ces forces œuvrant sous couvert de liberté de pensée et de défense d’une identité culturelle fantasmée. S’ils lâchent du lest et se laissent entrainer vers la facilité de l’uniformisation en question, s’ils commencent à catégoriser les usagers, alors nous pouvons craindre pour le travail social en particulier et pour la démocratie en général, ainsi que le montrent actuellement plusieurs pays européens où le rejet des étrangers en est le symptôme inquiétant…