N° 1340 | Le 23 mai 2023 | Par Olivier Legros, enseignant-chercheur à l’université de Tours, UMR Citeres-EMAM, CNRS/Université Tours | Échos du terrain (accès libre)
L’aller-vers les personnes est une pratique qui a régulièrement questionné les formes d’action et de manière générale les acteurs de l’action sanitaire et sociale et de la solidarité collective. L’université de Tours offre la possibilité de mettre en lumière ces initiatives et pratiques de terrain.
Aller vers les personnes en grande précarité… cette pratique qui, rappelons-le, est ancienne dans l’histoire de l’action sociale (1), est en passe de (re) devenir un paradigme majeur de l’action sanitaire et sociale. Sur le terrain cependant, les services de droit commun ont, peut-être à cause des progrès actuels du non-recours et de la massification de la précarité, bien du mal à intégrer l’aller-vers à leurs pratiques. Ce fossé entre les personnes en difficulté et les acteurs publics a incité de nombreux acteurs associatifs à initier de nombreux projets d’aller-vers ces dernières années. Quel bilan peut-on faire des projets en cours, surtout s’ils sont qualifiés par leurs initiateurs d’expérimentaux ou d’innovants ? Quels sont les effets des dispositifs d’aller-vers sur les personnes visées ? Quels liens a-t-on établi entre les dispositifs d’aller-vers et les dispositifs de droit commun ? Constate-t-on aujourd’hui un tournant dans les pratiques d’aller-vers et, plus largement dans la lutte contre la pauvreté ?
Pour répondre à ces questions, l’université de TOURS organise les 1er et 2 juin prochains un colloque international intitulé « aller vers les personnes en situation précaire. Expériences et perspectives en France et à l’étranger » avec le soutien de l’État (DDETS) et du Département d’Indre-et-Loire. Ce colloque, qui s’inscrit dans le cadre du volet recherche-action du projet « accès aux droits et insertion des personnes éloignées des services », porté par Tsigane Habitat, établissement de SOLIHA - « Solidaires pour l’habitat » - Centre-Val de Loire et financé par « France Relance », s’adresse à un public large : les chercheurs en sciences sociales et les étudiants bien sûr, mais aussi les professionnels de l’action sociale et de la santé, les concernés et les acteurs de la société civile. Son objectif est de contribuer aux débats sur les dispositifs et les pratiques de l’« aller-vers » en confrontant les savoirs scientifiques avec les savoirs professionnels et les savoirs d’expériences autour de trois thématiques principales.
Localiser les situations de non-recours et de grande précarité
Si la pauvreté est parfois visible, comme on l’observe avec les personnes vivant à la rue ou celles habitant en bidonville, ce n’est évidemment pas le cas de toutes les personnes en situation précaire. Or, pour agir au quotidien comme pour estimer les besoins en matière de lutte contre la pauvreté, les acteurs institutionnels et les professionnels ont besoin d’avoir des données précises. La réflexion doit ainsi porter sur le repérage des personnes en difficultés, mais tout aussi problématique est le dénombrement des personnes en question. Sur quelles classifications s’opèrent les dénombrements qu’ont réalisés jusqu’à présent les acteurs institutionnels ? Quelles sont les méthodes utilisées pour estimer le nombre des personnes qui ne demandent pas leurs droits et qui échappent, ce faisant, au contrôle de l’État ? Peut-on en esquisser une typologie ?
En outre, il faut localiser, peut-être même cartographier le non-recours et la précarité si l’on veut construire des politiques pertinentes… mais les localisations et les cartes peuvent aussi servir dans une optique sécuritaire ou policière, surtout quand les situations observées sont marquées par l’illégalité, ce qui est le cas des habitats précaires, c’est-à-dire sans droit ni titre. La question est alors de savoir comment cartographier la pauvreté tout en préservant les personnes de la violence institutionnelle si jamais les personnes en question sont dans l’illégalité ou ne veulent pas être visitées.
Les dispositifs d’« aller-vers »
Si les dispositifs visent tous à approcher les personnes en situation précaire, les approches peuvent toutefois varier entre elles avec, d’un côté, des pratiques qui cherchent, dans une logique normative, à adapter les comportements du public aux attentes institutionnelles, et, de l’autre, des formes d’intervention qui, à l’image de l’immersion, sont davantage soucieuses d’ajuster l’environnement institutionnel aux réalités vécues en adoptant une posture compréhensive et en soutenant l’action collective. Comment se situent les pratiques actuelles entre ces deux pôles, qu’on peut qualifier d’historiques, de l’aller-vers ? Dans quelle mesure parviennent-elles à combiner ces deux approches différentes sinon opposées de l’intervention « hors les murs » ?
Une autre question d’importance réside dans les effets à court et moyen terme de l’aller-vers sur les populations visées. Dans quelle mesure les dispositifs mis sur pied apportent-ils des réponses durables sur le plan des conditions matérielles d’existence, de l’accès aux droits et de l’intégration sociale ? Quelles sont les relations qui se construisent dans le temps entre les professionnels et leurs publics ? La proximité inhérente à l’aller-vers est généralement propice à l’établissement de relations personnelles mais aussi, possiblement, à celle de relations de dépendance entre les personnes en difficultés et les travailleurs sociaux. La question mérite en tout cas d’être posée. Il faut toutefois se garder de tout misérabilisme car les personnes en difficultés réagissent aux incitations institutionnelles, dont l’aller-vers, soit en y résistant (2), soit en instrumentalisant, comme à leur tour, l’action publique et les opportunités qu’elle peut offrir (3). Cette perspective nous amène ainsi à examiner les relations aidants/aidés sous deux angles : celui des relations de pouvoir et des rapports de force, d’une part ; celui des usages de l’action publique par les personnes visées, d’autre part.
Soulignons, à ce sujet, la diversité des acteurs qui, intervenant auprès des personnes en grande précarité et éloignées des services, assurent au quotidien l’intermédiation entre les mondes de la précarité et les acteurs publics. Or, les relations ne sont pas toujours aisées entre ces différents acteurs. Quelles sont les divisions du travail social, voire les concurrences que l’on observe ? Le paradigme de l’aller-vers et les expériences concrètes en la matière bousculent-ils les frontières existantes entre l’action bénévole et l’action professionnelle ?
Au-delà de ces questionnements qui portent sur l’aller-vers, ce sont bien les formes générales de l’action sanitaire et sociale et de la solidarité collective qu’il s’agit d’évoquer. Dans cette optique, l’aller-vers constitue assurément un analyseur pertinent des transformations en cours dans le champ de la lutte contre la pauvreté et, plus largement, dans les relations entre l’État et la société. l
Pour en savoir plus, https://aller-vers2023.sciencesconf.org/
Contact : olivier.legros@univ-tours.fr
- Baillergeau E., Grymonprez H., « Aller-vers » les situations de grande marginalité sociale : les effets sociaux d’un champ de pratiques sociales, RFAS n° 2, pp. 117-136, 2020.
- Warin P., L’analyse du non-recours : au-delà du modèle de la relation de service, Vie sociale, 2 (n° 14), pp. 49-64, 2016.
- Clavé-Mercier A., Olivera M., Une résistance non résistante. Ethnographie du malentendu dans les dispositifs d’intégration pour des migrants roms, L’Homme, n° 219-220, pp. 175-208, 2016.
- Bourgois L., Lièvre M., Les bénévoles, artisans institutionnalisés des politiques migratoires locales ?, Lien social et Politiques, no 83, pp. 184‑203, 2019.