N° 725 | Le 14 octobre 2004 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Les feuilles que nous livre Jean Cartry tombent à l’automne d’une vie partagée avec des enfants et des adolescents en grande souffrance. Elles sont pleines d’humour, de sagesse et d’irritation, comme seul peut en écrire celui qui a démontré pendant près de quarante ans que le « faire avec » se situe au centre de la relation éducative et constitue la place originaire et historique de l’éducateur. Il y a tout d’abord cette immense tendresse que l’on perçoit au travers de ces situations qui sont à hurler de rire.
Ainsi, lors de la visite d’une animalerie, Grégoire et Martin, respectivement 5 et 3 ans qui, s’adressant avec amitié aux mainates exposés, reçoivent pour seule réponse un sonore « t’es con-merde ». « Houlà, il dit des gros mots, comme papa ! » s’exclame le premier bambin. Et Jean, plein de honte, de tirer les gosses vers la sortie. Ils n’atteindront pas la porte sans que le second ne confirme à haute voix « et même que Jean des fois, il cause pareil ! ». Ne pas manquer la scène où Grégoire se fait soigner après s’être fait lâchement agresser le zizi… par une poule ! Les circonstances élucidées laisseront apparaître que l’attentat est directement lié au geste de l’enfant introduisant son appendice à travers le trou du grillage pour uriner sur l’animal qui s’est alors précipité sur cette verbiculaire aubaine.
Le Cartry plein de sagesse est celui qui fait part de sa considérable difficulté et de l’ébranlement en profondeur de son être à penser face à un monde à la croissante complexité dont les représentations « ont davantage changé en quelques décennies qu’en plusieurs siècles ». Puis, vient l’éducateur irrité par l’explosion des valeurs et des croyances d’une profession qui plie bien trop facilement face à l’idéologie de la demande (qu’on se plaît à attendre, au lieu de l’anticiper en exprimant notre foi dans les capacités de l’enfant), face à l’idéologie du lien (prétendre que la relation parents enfants serait par essence bonne et dans certaines situations commettre un meurtre psychique en remettant cet enfant à sa famille) et face à l’idéologie de la distance (attitude omnipotente prétendant tout maîtriser de ses affects et fuir les risques d’une altérité émue). Il est toujours difficile d’identifier et très éprouvant de reconnaître en soi des sentiments positifs ou négatifs envahissant à l’égard d’un enfant ou d’un adolescent. Mais s’en protéger, c’est parfois tenter de fuir une souffrance qui n’est peut-être pas seulement celle de l’enfant qu’on éduque.
Et puis, il y a cette RTT qui a abouti à encore réduire le temps de présence des éducateurs auprès des enfants et des ados. « Une journée de travail, une nuit de garde, deux réunions, trois démarches extérieures valent leur pesant de trente-cinq heures. Il faut souhaiter qu’à leur retour de congé, il se trouvera un collègue pour leur rappeler au moins le nom des enfants », s’exclame l’auteur avec un brin d’amertume. Les lignes qu’on lira ici sont au cœur d’une clinique qui ne se contente pas d’une culture livresque, mais qui plonge dans l’observation directe et s’étaye à une expérience conceptualisée.
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