N° 1283 | Le 10 novembre 2020 | Par Guillaume Verstraete, éducateur spécialisé et Laure Démaie, infirmière à l’Établissement public de santé mentale de la Somme, (anciennement Philippe Pinel) | Échos du terrain (accès libre)
La crise sanitaire a remis en question les pratiques professionnelles. Il nous a fallu nous adapter. Cet été, nous avons pu mener une action garantissant à la fois la qualité de la prise en charge et le respect des mesures préconisées.
Pendant la période estivale, où nombre de personnes rêvent de vacances et d’horizons nouveaux, tous les séjours adaptés dont bénéficient les patients ont été annulés, synonyme de privation de vacances. Ce qui faisait rupture avec le besoin d’éloignement qui reste une indication thérapeutique ; avec le véritable repère dans le temps que ces périodes tant attendues ont toujours constitué ; avec cet accès aux loisirs qui fait bien souvent partie intégrante du projet de vie de nos patients.
Alors que faire ? Soit se résigner, soit inventer le moyen qui ferait voyager nos patients en profitant des atouts de l’hôpital.
C’est lors d’une balade dans le parc où est installé notre hôpital, que nous avons découvert le troupeau de moutons paissant paisiblement dans les prés. La vue de ce paysage vallonné et bucolique à l’ombre du sous-bois nous transporta un instant à mille lieux d’ici. Nous étions comme des explorateurs en quête d’une nouvelle contrée, et visiblement, nous l’avions trouvé. Alors que nous devisions sur l’esthétique champêtre de ce petit coin d’hôpital quasi-inconnu de tous, l’idée est venue comme naturellement l’eau s’écoule de sa source : « ET SI NOUS PLANTIONS NOS TENTES ICI ? »
Le temps de mobiliser toutes les forces vives de l’hôpital et un mois et demi plus tard, c’est un groupe de quatre patients et d’une équipe pluridisciplinaire (infirmière, éducateur, jardiniers, éducateur stagiaire) qui installait son campement. Même si nous voulions reproduire le mode de vie des trappeurs, certains éléments étaient indispensables dans un souci de la préservation de la chaîne du froid (frigo) autant que d’hygiène (branchement en eau et en électricité). L’aménagement des points d’eau fut, par la suite, amélioré grâce à la confection d’une nourrice maison (pièce de cuivre qui dessert plusieurs points d’eau) réalisée par les plombiers de l’hôpital. Dès le second soir, nous disposions d’une douche, qui même froide (seul le premier profitait de l’eau chauffée dans les tuyaux) apportait un vrai plaisir de se laver à l’air libre, tout en profitant de la vue sur la verdure environnante. Les menuisiers se sont activés à nous fabriquer des toilettes sèches sur mesure. S’ensuivit la confection d’une table à feu (sorte de barbecue). Puis ce fut au tour d’une table. Chaque participant prit part à son niveau pour concevoir, chacun avec son rôle et ses missions propres : prendre les mesures, couper et ramasser du bois, dresser les trépieds, préparer les bobines de cordes, creuser un trou, nouer et fixer les éléments etc. en utilisant pour cela la technique du froissartage qui n’autorise ni clous ni vis, tout tenant grâce aux brêlages (nœuds autour des piquets de bois). Ainsi chacun était autorisé à croire que c’était lui qui avait construit l’élément de A à Z. Chaque journée était structurée autour de l’élaboration des repas, des sorties organisées (randonnée), d’un jeu de piste (message codé, lecture de carte et utilisation de la boussole) etc… Tous les participants campaient dans des tentes individuelles plantées en cercle à bonne distance du feu de camp où furent organisées des veillées à thème : soirée guitare/chant, karaoké, contes. Une nuit, nous avons même observé à la jumelle et à l’œil nu le ciel d’été et notamment la comète Neowise présente, à cette période, sur l’horizon Nord-Ouest.
Il y eut bien un incident, dès le milieu de la première journée, un participant ayant fait un malaise, il a dû regagner son service. Mais dès le lendemain 10 h 00, il était de retour. Il fallut aussi apaiser l’angoisse d’un autre patient, perturbé pas la première nuit passée sous sa tente. Les quatre patients s’étaient arrangés entre eux pour effectuer au mieux les tâches du quotidien, favorisant d’autant plus la cohésion de groupe que les corvées étaient partagées en fonction des capacités de chacun. Abandonnant notre idée initiale d’établir un tableau de service, chaque membre du groupe avait trouvé sa place et le moyen de se rendre utile dans la bonne tenue de l’hygiène du camp.
Nous avons laissé le temps aux participants d’apprécier la vie au camp sans forcément s’activer, certains en ont profité pour jouer, confectionner un sifflet, s’isoler un peu dans leur tente ou dans les sous-bois Le but étant juste d’apprécier le temps qui passe dans cet écrin de verdure, dans l’enceinte de l’hôpital mais si loin de son agitation.
Nous avons proposé aux patients qui le souhaitaient de réaliser une interview filmée, exercice difficile s’il en est. Tous ont accepté de jouer le jeu. Ils ont pu exprimer leur satisfaction d’avoir pu réaliser ce séjour, verbalisant chacun à leur manière tout le bénéfice immédiat qu’ils en tiraient. Des rêves d’aventure, des souvenirs de jeunesse, des confidences parfois, le temps était à l’écoute et au recueil de la parole. Une certaine amertume s’est toutefois manifestée, en fin de semaine, source parfois de quelques angoisses. Cinquième et dernier jour, une atmosphère de fin de camp règne mais n’entame pas la bonne humeur générale et le sentiment d’avoir fait quelque chose qui restera dans un coin de notre mémoire. Après tout, une semaine de camping dans un hôpital psychiatrique, ce n’est pas commun ! L’après-midi voit le retour progressif des patients sur leurs services après avoir tout rangé et nettoyé sur place. Nous laissons sur le camp la table, la table à feu et les toilettes sèches. Nous rendons cet espace aux moutons, en gardant à l’esprit cette conviction : il n’y a bien qu’à Pinel que l’on peut faire ça !
Ce projet se veut comme une réponse à l’état de crise sanitaire que nous traversons et qui a mis en péril les fondements même de nos pratiques professionnelles en imposant de mettre de la distance entre les personnes. Trois facteurs ont permis son succès. Tout d’abord, l’immense implication des patients eux-mêmes, ces diagnostics sur pattes, psychotiques, paranos, pervers, apragmatiques…, souvent réduits à une simple ordonnance ou un numéro de sécurité sociale. Ils nous ont révélé des valeurs d’entraide, d’empathie, de cohésion, mettant en place leur propre fonctionnement pour s’organiser de manière autonome. Ensuite, l’énorme contribution des services généraux et techniques, des cuisiniers, des menuisiers, des plombiers et plus particulièrement les jardiniers. Leur patience, leur savoir-faire mais aussi leur savoir-être ont assuré un étayage sans fausse note auprès des patients, créant avec eux de véritables échanges de compétences dans ce que l’on pourrait appeler le travail en équipe « pluridisciplinaire ». Mais, il faut aussi évoquer les conditions de déroulement de ce séjour qui ont contribué à faire émerger ces comportements : un endroit improbable constitué de prés et de sous- bois, le tout à l’abri du mur d’enceinte, à peine visible, très vite oublié mais aussi à l’abri de la foule et du risque de contagion à la COVID 19 (autant que faire se peut). De quoi réaliser ce « séjour intra-muros », une forme d’errance confinée, une liberté de l’esprit que chacun s’est approprié au contact de cet espace naturel.
À lire Fabrique du social « Psychiatrie • Les pairs entrent par la fenêtre » n°1312