N° 1324 | Le 4 octobre 2022 | Par Flair Flare, assistante maternelle | Espace du lecteur (accès libre)
Professionnelle de la petite enfance, adulte fragilisée par l’époque, devant être irréprochable auprès des plus petits et fragiles d’entre nous, il a bien fallu me réinventer. On n’a pas le droit de toucher le fond quand on est responsable des autres. On doit prendre la tangente sur la pointe des pieds. Quitter son poste et se reconstruire, sans risquer de faute professionnelle impliquant la vie d’autrui. Sans risquer de perdre la garde de ses gosses qu’on élève seule, parce qu’on frôle l’état dépressif. Entre amplitudes horaires folles, charge mentale, salaire honteux, protocoles sanitaires fous, pression des structures qui nous encadrent. La peur et la précarité palpables. Faire les comptes tous les matins, gratter honteusement des aides sociales pour obtenir une Bourse et la gratuité de la cantine des enfants, alors qu’on bosse 50h/semaine. Travailler et ne pas s’en sortir sans aides. Avoir honte de soi. S’écrouler en dedans.
Rebondir est autre chose que se reconstruire. Il y a une notion de résilience du matériau, moelleux absorbant les chocs, transformant les coups reçus en énergie pour s’élever, prendre de la hauteur. Rebondir n’est pas ce qui est proposé aux travailleurs du social. La culpabilité de ne pas être bon pour l’autre, de l’abandonner pour prendre soin de soi avant de prendre soin de lui, l’amertume de ne pas être là, pour soutenir, encourager. Se sentir inutile à l’autre puisqu’en miettes soi-même, n’est pas rebondir.
Mais se reconstruire. Dans un schéma où l’on ne se répare plus à travers l’autre, dans le don de soi, l’abnégation, la joie de transmettre et de se donner à soi au passage. Se reconstruire pour soi. Se localiser dans son existence, ne plus vivre la joie par procuration, la joie de ceux à qui nous offrons d’ordinaire notre temps notre humanité.
Faire face à son vide intérieur, sa faille spatio-temporelle supurante.
C’est dans cette solitude du travailleur social qui n’est plus apte à secourir et veiller sur les autres que deux possibles s’ouvrent effectivement : toucher enfin le fond, seul, sans victimes collatérales. S’autoriser le craquage mental, la peur, l’inquiétude, l’incertitude, la précarité, l’isolement par bouffées délirantes, après des mois ou années de déni sur notre état. Ou bien changer de paradigme.
Pour ma part, j’ai toujours cette envie de transmission, de secours, d’épaule bienveillante et espiègle. Mais je ne me sens plus compétente. J’aime entretenir ces petits riens qui manquent à l’humain pour se sentir mieux, le rire, la créativité, la complicité. Je me sens à ma place dans mon nouveau rôle non pas de dessinatrice, mais de communicante, désormais. J’échange, je partage, je dis aux autres par de petits dessins quotidiens ce qui m’a tant manqué à moi dans mon travail social : je suis là, tu n’es pas seul. Et tous les jours je dessine pour être là, à ma place, auprès de ceux qui en ont besoin. Incapable de reprendre mon post social dans la vraie vie. J’ai pris le parti de me servir de mes compétences sociales, dans un domaine aussi ingrat et mal vu, et précaire, mais si gratifiant et riche de mille possibles chaque seconde : l’imaginaire collectif. La sublimation de mes terreurs, par la créativité.
Chacun ses sorties de routes salvatrices.
Le monde est brutal et blessant.
Comment serait-il possible que je prépare des enfants à cela ? Comment aide-t-on des êtres fragiles à affronter un jour l’inacceptable ? Nous devions les soutenir, les encourager, leur donner l’envie de se respecter, se faire respecter, s’émerveiller... Ces valeurs existent-elles seulement encore dans la vraie vie ?
Je suis devenue trop fragile moi-même, pour m’occuper de qui que ce soit. Et je suis à mon tour dépendante de la grâce de quelques travailleurs du social.
La boucle est bouclée.
Je me sens libérée depuis que j’ai compris que ma détresse était légitime et non imaginaire dans mon métier.
Courage à chacun !