N° 1073 | Le 6 septembre 2012 | Paul Fustier | Critiques de livres (accès libre)
François Hébert, qui est formateur à l’IRTS Paris Ile-de-France, a écrit un très beau livre : Chemins de l’éducatif. À la demande de Dunod, notre éditeur commun, j’ai lu ce livre, en tapuscrit, introduit par une belle préface de Paul Fustier. Et puis, à la sortie du livre en juillet dernier, j’ai constaté que l’éditeur avait… oublié d’insérer la préface dans cette première édition !
Avec son accord, Lien Social répare en quelque sorte cet oubli en publiant cette préface. J’avais formé le projet de rendre compte de ce livre, Paul Fustier en dit plus et mieux que j’aurais pu dire sur ce livre qui renouvelle complètement, et revigore, le sentiment d’identité des éducateurs spécialisés.
En ce temps d’écrasement de la profession sous l’idéologie gestionnaire néolibérale, François Hébert, et Paul Fustier, restituent à notre travail toute sa signification.
Jean Cartry
Les chemins de l’éducatif
Ces chemins-là, qui conduisent à l’éducatif, sont multiples et variés. François Hébert les explore, avec passion, montrant comment, au détour d’une activité ou dans un moment en creux ou en attente, surgit un sujet, s’invente un lien, et se fonde donc la pratique de l’éducateur. On est au plus loin des procédures standardisées, des applications automatiques qui ont tendance à envahir le travail de l’éducateur jusqu’à lui en faire perdre le sens.
Pourquoi ce livre réserve-t-il une place privilégiée à ce métier d’éducateur spécialisé ? Simplement parce qu’il s’agit de la profession qui est encore socialement la plus représentative d’un accompagnement clinique au quotidien, et aussi parce que les pratiques qui la constituent sont connues de l’intérieur par François Hébert qui fréquente avec constance les éducateurs dans son travail professionnel de formateur. Mais, comme en témoignent tous ces praticiens dont l’auteur cite les écrits ou les témoignages, ce travail concerne de nombreuses professions, de l’AMP (aide médico-psychologique) et de la maîtresse de maison à l’infirmier psy en passant par le moniteur éducateur ou par l’animateur… Seront intéressés par cet ouvrage tous ceux qui, dans le cadre de leur profession font métier de maintenir une présence proche avec les personnes dont ils ont à s’occuper, dans le quotidien d’une vie ordinaire en institution, présence proche qui ne se laisse pas réduire à une activité de bureau dans laquelle s’enfermerait le travailleur social.
François Hébert fonde sa clinique sur l’événement qui advient de façon le plus souvent imprévue et sur son récit. La démarche est nouvelle dans la mesure où elle est loin d’être assimilable, face à la menace d’un fonctionnement bureaucratique généralisé, à un simple retour défensif vers une posture d’autrefois, celle qui fit les beaux jours de la pédopsychiatrie. La science était alors introduite sur le terrain, par l’intermédiaire de la vignette clinique. Un spécialiste élaborait un élément théorique, il lui fallait l’illustrer pour être compris, il faisait alors appel à une vignette clinique pour tenter de convaincre. Il y avait d’abord l’idée et ensuite du vivant pour mettre en scène l’idée qui le précédait. Seulement cet élément vivant devait, pour servir la démonstration, être parfaitement lissé ou apprivoisé ; il fallait effacer tout ce qui ne rentrait pas dans le moule, in fine il fallait donc triturer le vivant jusqu’à ce qu’il devienne un objet simple et domestique, répondant à l’utilisation que l’on voulait en faire. « Le haut dicte au bas ce qu’il doit faire. Le haut c’est le Savoir, qui éclaire le sol de la vie réelle » (p.54).
Ainsi nous en parle François Hébert qui repère aussi l’existence d’une structure hiérarchisée qui serait de même nature, et prendrait de nos jours la forme d’un « jacobinisme bureaucratique ». Ces organisations autoritaires ne s’accordent pas avec ce qui fait le cœur de cet ouvrage. Ici la pratique clinique est première, elle impose le primat de l’événement qui se déploie de façon sauvage, sans se plier à une volonté préalable, sans obéir à un protocole, sans se soumettre à une injonction autoritaire. François Hébert précise bien que l’événement est toujours particulier ; il n’est pas généralisation ni synthèse, « Résumé en deux lignes, l’épisode devenait louche » (p.214), dit-il à propos du mémoire d’un éducateur, qui, pour synthétiser son propos avait oublié de donner à entendre la polyphonie complexe d’une situation. Ce qui est en train de se passer dans l’instant manifeste les multiples facettes d’une situation dont on peut tenter d’approcher le sens grâce ce « bricolage théorique » (p.51) dont Hébert fait une analyse subtile (p 48/59).
En effet, ce que notre auteur montre bien c’est qu’il y a une « théorie du praticien ». Un événement compte pour celui qui l’a vécu lorsqu’il a provoqué surprise, inquiétude, plaisir, malaise… autrement dit, ce qui est retenu en mémoire ce sont les éléments d’une situation, colorés par un ou des affects particuliers. Le « bricolage théorique » intervient pour permettre à la pensée de donner sens à ce conglomérat d’affects liés à un moment de compagnonnage. La théorie est utile parce qu’elle intervient pour rendre la situation plus compréhensible, plus exactement pour lui donner de la familiarité, et notamment pour éclairer la complexité du lien qui se tisse avec une personne lors d’un accompagnement au quotidien. Peut-être dans d’autres disciplines étudiées à partir des « sciences dures », la démarche est-elle différente ; il y a peut-être alors une hypothèse théorique et ensuite une situation (ayant valeur d’expérimentation) qui en ferait démonstration. La clinique, du moins telle qu’on l’entend dans les professions faisant appel à la psychologie, se construit différemment.
Au début advient un événement ; s’il est le plus souvent banal pour un observateur neutre, il ne l’est pas pour celui qui, du côté d’une présence proche, entend ce qui vient s’y loger. Ce compagnonnage permet de « regarder son ordinaire comme potentiellement extraordinaire » nous dit Hébert (p.55). Il fait naître des moments de plaisir imprévu souvent d’attendrissement et des mouvements de surprise heureuse. Notre auteur y voit une entrée dans la « création éducative » (p.55) ; et les éducateurs qui travaillent avec lui ont bien de la chance de pouvoir suffisamment facilement ressentir combien la clinique peut être joyeuse.
On pourrait presque dire que les récits dont il est question, empruntent souvent au conte de fée. Ils lui empruntent notamment le miracle qui transfigure les protagonistes. Par exemple, suite à une rencontre particulière, l’éducateur ressent la représentation qu’il avait d’un enfant comme transformée ; celui-ci n’est plus le même, il ne produit plus, chez l’adulte, cette impression vague et douloureuse d’avoir affaire à un monstre déguisé en enfant mais, au contraire, l’enfant devient figure du prince charmant dont les capacités de séduction sont grandes. Peut-être une mutation un peu parallèle peut-elle opérer pour la subjectivité de l’enfant : l’« éducateur marâtre » serait promu bonne fée à l’occasion d’une situation qui fait événement…
Les récits que relate François Hébert empruntent aussi, et souvent, au conte de fée cette interruption ou suspension qui précède, dans le conte, un retour et une fin de la narration, comme si la phrase traditionnelle « … ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » se retrouvait sous d’autres formes. Peut-être ce moment suspensif (les trois petits points du texte) est-il celui du travail psychique qui vient se loger dans ce qui n’est pas dit mais qui pourrait être entendu. De l’imprévu a fait irruption dans l’événement « co-façonné » par l’éducateur et par la personne qu’il a pour tâche d’aider. L’imprévu fait mystère et le mystère entraîne fréquemment non seulement de l’émerveillement, mais, de façon conjointe, une envie de comprendre ce dont il est question.
Le lecteur va s’apercevoir au fur et à mesure de sa lecture de l’ouvrage que le projet de l’auteur est par certains côtés une entreprise de réconciliation. Il s’agit d’explorer les chemins qui permettent de concilier ou de réconcilier d’une part le plaisir du compagnonnage, du partage et du vivre avec, d’autre part la pulsion épistémophilique, ce plaisir éprouvé quand il nous semble comprendre quelque chose de l’étrangeté de l’autre grâce à ce bricolage théorique dont parle François Hébert, et que nous évoquions plus haut.
On peut aussi parler ce travail psychique qu’effectuent les deux personnes en lien l’une avec l’autre comme étant une mise en mouvement des représentations réciproques de l’autre, en tant qu’il est, pour l’un, un semblable-différent.
Il y a dans ce livre nombre d’exemples d’éducateurs qui nous disent que s’est transformée leur représentation de la personne qu’ils avaient en charge, et presque toujours me semble-t-il dans le sens d’une reconnaissance de l’autre comme étant, par le biais de l’événement partagé, devenu mon semblable. Il pourrait s’agir d’une mobilisation de l’affect d’inquiétante familiarité que décrit Freud.
Symétriquement, on voit très fréquemment dans cet ouvrage qu’une réaction imprévue de l’éducateur, ou un mouvement surprenant de sa part, entraîne chez l’autre une amorce de déconstruction/reconstruction du lien, comme pour s’il lui fallait alors trouver un autre ajustement. On peut penser que l’agir imprévu de l’éducateur déconstruit quelque chose touchant à la représentation conventionnelle que la personne aidée avait de lui, comme si l’éducateur, dans l’événement, se montrait différent du « prêt à porter » dans lequel il était enfermé.
Je pense ici à cette manière dont Dominique Ginet parlait des difficultés touchant au lien qui se manifeste dans les collèges et lycées, concernant les relations entre élèves et enseignants. Dominique Ginet résumait la situation en disant qu’une crise du lien pédagogique se produit quand l’enseignant n’arrive plus à reconnaître dans les élèves quelque chose de l’adolescent qu’il a été, alors que, simultanément, les élèves ne reconnaissent pas dans l’enseignant l’adulte qu’ils pourraient devenir. Le récit de l’événement, tel que nous le propose François Hébert, est comme un outil que les différents protagonistes ont su utiliser pour reconstruire ou esquisser, dans le partage du quotidien, un lien donnant à chacun cette place toujours instable de semblable/différent. François Hébert fait mention de l’importance de l’espace de jeu, un trouvé-crée dans lequel se déploie l’événement/surprise.
François Hébert évoque à plusieurs reprises la question de la métaphore, à propos d’un événement particulier mais aussi pour comprendre, de manière plus générale ce qu’éducatif veut dire. La métaphore permettra, par exemple, de comprendre : comment une activité piscine peut renvoyer l’enfant à la question du portage et de l’autonomie (p.256) ; ou encore comment, dans une activité d’escalade, une paroi rocheuse occupe la place d’une société « qui ne voudrait pas de mal » à l’adolescent (p.275) et dont l’absence d’intention malveillante l’aiderait à déconstruire ses vécus persécutoires, ou encore comment la manière dont une pelote de laine emmêlée qu’une mère de famille utilise pour tricoter (p.90/91), devient, pour l’éducateur qui est témoin de la scène, métaphore pour comprendre les caractéristiques de sa pratique professionnelle.
On voit tout à fait dans ce livre que la métaphore n’est pas réductible à la comparaison. Elle se déploie dans un espace de jeu fait de connivences, de complicité douce entre personnes devenues comparses. Expliquer raisonnablement ce qui se passe en effectuant une démonstration logique ne saurait prendre en compte le climat dans lequel cela se passe. Si Hébert nous conduit facilement d’une centration sur l’événement à une centration sur le récit de l’événement, c’est que le récit ne déconstruit pas la métaphore ; il n’explique pas, il n’interprète pas, lorsqu’il conte et raconte. Au centre du récit il y a une expérience forte qui témoigne d’un lien particulier entre personnes qui, à cette occasion se découvrent mutuellement.
On voit aussi que le récit fait transmission, qu’il est un outil royal pour la formation. Il peut « capturer » le lecteur ou l’auditeur conviés à reconnaître quelque chose d’eux-mêmes dans l’histoire qui leur est racontée, dans une impression étrange d’y être sans y être, et d’être devenus, du fait de cette participation, un peu différents de ce qu’ils étaient précédemment.
Le lecteur de cet ouvrage en tirera, pour lui-même, bénéfice.
Dans le même numéro
Critiques de livres