N° 1332 | Le 31 janvier 2023 | Par Michel Billet, retraité, un peu bucheron, un peu éducateur et un peu conteur sur les bords | Échos du terrain (accès libre)
« Le fil d’une histoire est toujours sans fin », comme nous le rappelle Mohamed Dib évoquant au terme de son histoire « Le chat qui boude » les perles ajoutées l’une après l’autre sur le fil du collier. « Car les perles sont toi et moi. Car les perles sont nous et vous »
Il y a bien plus de trente ans, j’ai croisé à Lyon, en atelier dit pratique de ma formation de moniteur éducateur, Guy Prunier, conteur. De là est certainement né mon lien entre conte et éducation. D’abord éducateur dans un institut médico pédagogique, devenu institut de rééducation, puis institut thérapeutique éducatif pédagogique, dans un château un peu à l’écart, en campagne, qui accueillait en internat quarante enfants « énervés et énervants ».
L’idée pour moi était d’essayer de nous mettre, sous la dent et leurs dents, une autre histoire commune pour faire corps et contrepoids à la difficulté de chacun.
Le conte a été un de mes outils de médiation comme d’autres collègues proposaient de la création ou du sport…
Entre création et réel
Chez ces enfants, il y a le moment présent, l’ici et le maintenant. Le « il était une fois » conte une situation connue et stable puis la traversée d’une ou plusieurs parties sauvages, inconnues, instables, initiatiques. Quand le récit prend fin, la situation « cocon » s’en trouve modifiée. Le héros marche, découvre ... et grandit. Le conte pouvait permettre de faire pare-excitation, de faire contenant ; de s’essayer « à être seul en présence de l’autre », passer de la pensée magique au symbolique, de rentrer même à tâtons dans une vie créatrice… « Le symbolique, c’est l’universelle médiation entre nous et le réel » disait Paul Ricoeur. Quand D.W. Winnicott évoque de son côté : « la créativité, c’est donc le « faire » qui dérive de l’être. Par vie créatrice, j’entends le fait de ne pas être tué ou annihilé continuellement par soumission ou par réaction au monde qui empiète sur nous. J’entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf »
Si conter représente une forme de médiation entre l’imaginaire, nous et le réel, éduquer c’est « conduire ’’au dehors’’ en aidant l’enfant à comprendre ce qui se passe pour lui, au travers de ses expériences ». Conter et éduquer me semblent avoir une démarche voisine : le conte se suffit à lui-même, le commentaire ne s’impose pas ; la parole dans une relation éducative quotidienne ne peut être constamment objet à l’interprétation directe.
Une fois posé le cadre théorique -cadre qui ne fait pas la relation mais la convoque et la protège- il m’a fallu, comme disait Paul Fustier « explorer la faille qui peut exister entre l’idéal et la réalité, entre la définition qui soulage et la pratique quotidienne ». (2)
Le temps du conte
J’avais en internat plusieurs moments de conte : en atelier (qui demandait peu de logistique, de budget, de besoin de transport) et parfois pendant les trajets dans un minibus avec vingt enfants serrés les contre les autres. Dès que l’un bougeait, fusaient : « et ta mère ! », « tu m’as touché ! » et « bing et boum »… Le chauffeur me disait alors : « chiche, tu contes ? » à l’endormissement aussi le besoin était là, la plupart des enfants fuyant la nuit. Chaque soir, à tour de rôle, un enfant choisissait une histoire souvent la même ; je ne craignais pas la répétition et j’étais vigilant à ne pas oublier certains effets. Je me mettais dans le couloir pour que huit enfants l’entendent depuis leurs quatre chambres. Je débutais ces contes d’endormissement toujours avec le même rituel : « les oreilles sont prêtes pour l’histoire ? » et je finissais par « le bonjour à vos rêves ». Malins, ils avaient repéré que « Jack et le haricot magique », « Tom Pouce » ou « La Luna » dépassaient les dix minutes…. Mais je limitais à quinze minutes maximum, car passé ce temps je prenais le risque d’avoir plus d’excitation que d’apaisement. Quand l’énervement l’emportait, il m’arrivait de reprendre la formule de début avec une petite modification « ce n’est pas grave, mais ce soir les oreilles ne sont pas prêtes pour l’histoire »…
Chaque enfant avait son « tube »… et ce n’était pas anodin. « Tom Pouce » pour les gamins menus ou questionnant leur venue au monde ou « La Luna » qui raconte la rencontre entre une princesse prisonnière et un jeune paysan, réclamé principalement par les filles. Il y avait aussi ceux qui étaient en bagarre pour porter un chapeau bien trop grand pour eux : ils réclamaient « jack » l’histoire de ce gamin qui va, malin et téméraire, récupérer les trésors volés par l’ogre à son père.
J’essayais de rester au plus près de la trame des contes traditionnels, sans que pour autant elle soit intouchable. Je rythmais par des formulettes. Par exemple, dans « Jack et le haricot magique », quand l’ogre se réveille et prend son couteau pour courir après Jack : « affute, affute mon grand couteau pour couper la tête à Jako, affute, affute mon grand coutl’à pour couper la tête à Jack… ».
Certains enfants semblaient réfractaires à se laisser aller à l’écoute… Un jour, j’avais emmené un groupe d’enfants écouter un conteur dans une médiathèque ; il m’arrivait souvent de les confronter au statut de spectateur. L’une d’entre eux s’écria « oh ! Je ne suis pas un bébé ». Je l’autorisais alors à lire dans son coin : « pas de souci, tu peux tourner le dos, regarder un livre »… La semaine suivante, en balade, elle me raconta ce conte, loin d’être simple de bout en bout, qu’elle avait finalement écouté et retenu.
Mes dix dernières années d’éducateur se sont passées dans un service d’éducation spécialisé de soins à domicile. Là, les ateliers ont pris une autre dimension. J’étais en duo avec une psychomotricienne ou une psychologue dans un cadre thérapeutique. Les séances duraient trois quarts d’heure avec une formule de début et de fin. J’avais deux casquettes : celle du conteur pendant le conte et celle de l’éducateur garant du cadre dans la deuxième partie. On proposait alors de rejouer le conte en respectant les règles : « on ne se touche pas », « on fait semblant », « on ne juge pas le jeu de l’autre », « ce qui se passe pendant les séances reste entre les participants ».
La psychologue participait à l’écoute et au jeu… C’est elle qui faisait l’indication en amont que tel enfant pouvait participer, en s’assurant d’un minimum d’adhésion de sa part. Elle faisait ensuite « son miel » en aval, en repérant les résistances, les manques, mais surtout des capacités de concentration, de création, de lâcher prise que peut montrer un enfant, dans ce contexte. Le cadre théorique suivi était très proche de la pratique de Pierre Laforgue (3) …
Conter me semble une passion transmissible dans un cadre éducatif. Françoise Dolto conseillait aux éducateurs en dehors de leur métier d’avoir la leur propre. La mienne, c’était de conter aussi ailleurs qu’au travail et pour d’autres publics…
Alors chiche tu contes ? Va savoir, certains de ces enfants qui risquaient de « s’escargoter » (4) auront peut-être saisi ces moments pour « se glisser au dehors de leur coquille » avec l’envie pourquoi pas de conter à leur tour, un peu comme je le fais, en ce moment, avec les bébés de la maison d’assistante maternelle de mon village.
(1) « Conversations ordinaires » W. D. Winicott, 2004, Éd. Galimard (400 p.- 9,90 €) (2) « Identité de l’éducateur spécialisé » Paul Fustier, 2020, Éd. Dunod, (160 p. – 20,50 €) (3) « Petit Poucet deviendra grand » Pierre Laforgue, 2002, Éd. Payot, (400 p. – 10, 65 €)