N° 1289 | Le 16 février 2021 | Par Martin Galilée, médiateur scientifique proche de l’Institut Alinsky | Échos du terrain (accès libre)
Au centre communal d’action sociale de La Rochelle (CCAS), la mise
en place d’un comité avec les méthodes d’organisation de la communauté des usagers, inspirées de Saul Alinsky, institue un droit d’interpellation pour l’amélioration des dispositifs et des pratiques des professionnels.
Lors de sa première participation à une réunion du comité d’usagers, Mokhtharia Benkader raconte ce qui la dérange avec les aides à domicile envoyées par le CCAS. Elle décrit son impression d’être maltraitée. « Quand la professionnelle part et que ça s’est mal passé, vous pleurez, et vous pleurez seule. Vos murs, ils ne vous entendent pas. Vous appelez, mais on n’a pas le temps ou pas l’envie de vous entendre. » D’autres usagers membres du comité s’expriment, sur la même problématique. « Les repas de ma voisine, rapporte Françoise Bienvenue, lui sont parfois livrés à 11 h 45 et parfois à 14 h 15. Il y a peu, elle a tapé à ma porte à 14 heures, un peu hagarde, parce qu’elle avait faim. » À la fin de la réunion, le comité décide d’enquêter auprès d’un plus grand nombre d’usagers pour interpeller la direction et les professionnels et corriger les possibles dysfonctionnements de l’institution.
Cela fait trois ans que ce comité des usagers du CCAS de la Rochelle a été constitué. Bénéficiaires des prestations sociales du CCAS, ces personnes ont pour mission de transformer leur vécu et leurs colères en améliorations du service public. À partir de leur propre expérience ou des paroles recueillies auprès des autres usagers, elles définissent des sujets prioritaires, mènent des enquêtes citoyennes, construisent des propositions et négocient des changements avec les professionnels et le CA. « C’était une décision politique de faire participer les usagers à la vie de l’institution de cette manière », rapporte Maria de Brito, responsable du pôle action sociale du CCAS et initiatrice du comité. En 2017, un appel à volontaires a été adressé à l’ensemble des usagers : 4 000 envois, 150 réponses positives. Un tirage au sort a désigné trente premiers membres.
Le CCAS a choisi de confier l’animation à l’Institut Alinsky. Cet organisme de formation et de recherche a été créé à l’initiative de l’Alliance citoyenne, qui organise les communautés d’habitants de quartiers et d’usagers (community organizing) pour construire des dynamiques d’interpellations à Grenoble, Villeurbanne ou Aubervilliers. « Faire appel à l’Alliance citoyenne était une prise de risque, assume Maria. Ils partent des insatisfactions et les colères. Mais nous voulions aller au bout de notre démarche, quitte à être atypiques. » Yoan Pinaud, formateur de l’Institut suit le comité d’usagers depuis 2018 : « Ce comité est une incarnation du pouvoir des usagers. Il est une force démocratique qui peut bousculer le cadre si nécessaire. »
L’organisation des communautés d’usagers-citoyens articule trois niveaux de transformation : individuelle, collective et institutionnelle. « Il est nécessaire de favoriser et même d’organiser la capacité des usagers à exercer une pression correctrice sur les institutions, explique Adrien Roux, de l’Institut Alinsky. Pour corriger les dysfonctionnements et abus, le comité d’usagers est une démodynamie, une puissance (dynamis) populaire (démos) en action, qui transforme les institutions par le bas. » Cela mêle la logique de négociation collective d’Alinsky à la pédagogie des opprimés de Paulo Freire qui préconise l’apprentissage entre pairs. « C’était un souhait du CA de fournir un espace d’autonomie au comité sans professionnels ni administrateurs de l’institution », souligne Maria de Brito.
L’organisateur (community organizer) amène la communauté à construire des demandes, mener des enquêtes, faire des propositions et initier des actions collectives si nécessaire. Nourrir l’esprit d’équipe est le premier défi. Les modes d’animation sont décisifs pour contrebalancer les inégalités des participants devant la parole. On utilise les corps et l’espace pour opposer, débattre, et rassembler. Les participants s’interviewent mutuellement, font du théâtre forum ou des jeux de rôles pour s’entraîner à démarcher les autres usagers ou négocier avec les professionnels. Un lien de confiance et de solidarité se construit, contribuant à donner le courage d’aller bousculer l’institution.
Les usagers-citoyens tentent de corriger les problèmes qu’ils identifient à partir de leur propre expérience. Après les trois premiers mois de travail et d’enquête, un courrier au président du CCAS a constitué la première interpellation. Il demandait des critères objectifs d’octroi des aides de transport aux usagers en situation de handicap, la communication des délais d’attribution des places en EHPAD (l’attente en silence pouvant durer deux ans), l’accès des étrangers sans titre de séjour aux aides du CCAS ou encore un nouveau fonctionnement des banques alimentaires.
Malgré la volonté politique initiale, des résistances ont émergé. « La première année, on a essuyé les plâtres, résume Maria de Brito. Face aux sujets exprimés, ça tâtonnait de notre côté. La culture participative n’irriguait pas encore les pratiques de travail. » Marie-Jeanne membre du comité depuis le début se souvient : « Une professionnelle, qui nous connaissait mal, avait très peur de nous quand on lui a demandé un rendez-vous. Mais nous ne sommes pas là pour les fliquer, nous sommes là pour les aider et pointer du doigt les choses qui ne vont pas. »
Depuis, un processus a émergé, de la proposition du comité à la validation politique par le conseil d’administration, en passant par des rencontres avec les professionnels et les acteurs concernés. « Le comité s’est ainsi intégré dans le fonctionnement du CCAS », constate Maria de Brito. Les membres du comité s’investissent par ailleurs dans la vie du CCAS. « Avec les professionnels, nous avons aidé à distribuer les colis de Noël aux usagers. Hors du contexte du bureau, la relation de subordination professionnel-usager s’est évanouie », relate Françoise Bienvenue.
Les demandes collectives ont amené des premiers changements. Le système de la banque alimentaire a évolué avec la construction d’une charte pour s’assurer de la bonne pratique des associations distribuant les denrées et une nouvelle épicerie sociale a été construite avec le comité d’usagers. L’accès aux aides pour les étrangers sans titre de séjour a été garanti. Pour les aides à domicile, des dispositions ont été mises en place pour renforcer la bientraitance des personnes et ouvrir des espaces de recours. Les usagers sont fiers de leur impact, mais des attentes demeurent. « On voit qu’on arrive à faire bouger l’institution. Mais on veut aller plus loin. Faire suivre un stage sur la maltraitance, c’est bien, mais des transformations plus profondes sont nécessaires, tempère Mokhtaria. Ce que j’ai vécu, je ne veux pas que d’autres le vivent. C’est pour ça que je me bats. » Sur d’autres sujets les interpellations n’ont rien donné. Les demandes d’évolution des listes d’attente pour les EHPAD et la redéfinition des critères pour les aides à la mobilité n’ont pas été entendues.
Une nouvelle culture démocratique fait néanmoins son chemin dans les services et dans les esprits, au bonheur de Maria de Brito. « C’est une grande ambition. (…) Face aux logiques paternalistes qui peuvent être à l’œuvre dans l’action sociale, en agissant sur la démocratie interne du CCAS et l’organisation collective des usagers, nous construisons les conditions de l’émancipation des usagers-citoyens ».