N° 1337 | Le 11 avril 2023 | Par Claire Maingon, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Rouen. | Espace du lecteur (accès libre)
Regard sur l’œuvre de Thanouvone thi-hack Baldine, peintre et sculpteur.
Depuis les années 1990, Thanouvone thi-hack Baldine * a pour sujet le thème de l’enfermement. Enfermement social, enfermement en soi. Cette distanciation, cette rupture avec les autres, cet homme la connaît comme tout le monde. Chacun en fait l’expérience dans sa vie, à des degrés divers. Ce qui est moins commun est que Thanouvone l’a approchée dans son paroxysme, en tant que travailleur social dans le domaine psychiatrique/antipsychiatrique, en assistant des handicapés psychiques et mentaux, des autistes, cette partie de nos semblables que le Moyen Âge considérait comme des fous, et la folie comme une manifestation du diable. L’hérésie, ne réside-t-elle pas, aujourd’hui, dans notre volonté de museler à tout prix ce qui diffère de l’ordinaire, de la normalité ? Dans ses premiers travaux sur toile ou papier, Thanouvone a voulu suggérer cette folie de contenir la folie par la camisole chimique. De neuroleptiques, d’anxiolytiques, il a fait des essences rares, des fluides appliqués sur des toiles, des papiers, des collages. Il a dessiné, aussi, les visages de ses semblables dissemblables. Peut-être que le déracinement que Thanouvone a vécu en tant que fils de réfugié laotien après le coup d’État de 1975 n’est pas étranger à son empathie.
Travailler et transformer en matières poétiques des substances aussi codifiées que les psychotropes relèvent de l’alchimie moderne. Nous quittons le domaine de la science médicale pour rejoindre les méandres de l’inconscient et de l’affect. Mais quelle serait la quête philosophale ? Prolonger la vie humaine, changer le plomb en or ? Si le pouvoir des images est certain, la guérison réside surtout à l’intérieur de nous-mêmes. Thanouvone ne s’adresse pas aux initiés. Ses œuvres sont données à tous, soignants comme soignés. Ne sommes-nous pas tous des malades et des morts en puissance, suivant le principe que tout vivant est en sursis face à l’inévitable ? L’humain devrait, donc, cultiver l’humilité et la sagesse, s’unir plutôt que se diviser, se réunir pour affronter la dualité.
De la sculpture…
De tout cela, il est toujours question dans les sculptures de l’artiste, au travers d’une pratique qu’il développe depuis une trentaine d’années. Ses œuvres sont rares et précieuses. Elles délivrent toujours un message attaché à l’holistique, ce dépassement de l’individualité pour penser l’ensemble. Son matériau de prédilection ? La brique, faite de cette terre argileuse dont la mythologie a dit l’homme façonné. C’est une matière organique, chaude, qui invite au calme, familière et même ordinaire, à la belle couleur rouge-orangée. Née de l’association des quatre éléments, la brique est aussi le symbole du bâtisseur. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que Thanouvone cite parfois le peintre et sculpteur Per Kirkerby parmi les artistes qui l’ont précédé dans l’usage de ce matériau. Kirkerby crée, avec la brique, des sculptures architectures qui invitent au passage. Ce thème, que Thanouvone considère lui aussi comme fondateur dans son travail artistique, n’est-il pas une occasion de réfléchir sur la dualité ? Le mur, la paroi, le monument, la stèle, le paravent, voire le miroir, sont autant d’écrans que nous sommes invités à contourner, à traverser, à surmonter, à accepter parfois dans leur frontalité souveraine.
Pour appréhender la dualité, l’adversité peut-être, rien n’est plus utile que la sagesse. Celle de Bouddha, peut-être, qui, rappelons-le, est moins un dieu qu’un homme éveillé, ayant dépassé la dualité. L’un des signes de sa haute spiritualité sont ses oreilles, aux lobes très allongés. Le motif du pavillon de l’oreille, cette conque qui ouvre vers l’écoute et la compréhension, vers le sens, se retrouve dans plusieurs œuvres de Thanouvone. On la trouve dans l’un des éléments des Trois singes (2004), trois formes abstraites et organiques dont la réunion renvoie au mythe asiatique des Singes de la Sagesse. « Tout voir, tout entendre et ne rien dire », nous dit l’artiste. Thanouvone transforme la maxime, et suggère le silence qui brise le lien social et humain. Les Oreilles de Bouddha est une œuvre plus monumentale en brique, composée de quatre éléments éclatés mais indivisibles pour accéder à leur signification holistique. Forme fermée et ouverte, elle semble en métamorphose dans le processus d’éveil.
Thanouvone thi-hack Baldine “Hospice de Dunkerque & plantes vénéneuses”, 2001. Sérigraphies tirées sur Arche & Rivoli, 12 numéros chaque. E.n.s.b.a. Paris.
… à la stèle
Thanouvone travaille aussi une forme particulière : la stèle, qui nous envoie dans le paradigme du monument. L’œuvre s’intitule Hommage à Cimabue (2002), monument commémoratif imaginaire élevé à un artiste de la pré-renaissance associé à la théorie de la perspective occidentale. Aucun appareillage de maçonnerie ne relie les briques entre elles. Elles semblent naturellement unies. La stèle comporte en relief sur sa face un motif apprécié de l’artiste : le croissant, répété à neuf reprises. L’arc incomplet est tout à fait tourné vers la terre et ne ressemble donc en rien à l’astre de la nuit. Pourtant, il est porteur d’un symbolisme qui ne lui est pas étranger : navire des âmes, la lune dans sa plénitude est le symbole de la vérité et de la tranquillité. À l’envers, morcelée, elle incarne la croissance et la décroissance de la vie, rappelle le commencement et la fin. Nous retrouvons ce symbole dans la stèle Aux vieillards des Hospices (2002). Le croissant évoque l’idée de cycle, mais aussi, une nouvelle fois, celle de dualité. Thanouvone nous renvoie toujours à la condition humaine, à son ambivalence malgré le désir l’unité. Mais, au fait, pourquoi Cimabue ? Peut-être pour la stylisation byzantine, la beauté mystique de ses œuvres, rares. L’architecture, cet art majeur, avait un sens profond pour Cimabue, qui fréquentait d’ailleurs les alchimistes. S’il fut l’un des précurseurs de la théorie de perspective à la Renaissance, nous aurions tort de penser que la notion de plan, de profondeur, n’a intéressé ni les artistes qui l’ont précédé, ni ceux appartenant à d’autres cultures. La perspective unique n’existe pas, seuls s’opposent des systèmes de pensée et de vision qui construisent notre rapport au monde. Souvent, reconnaissons-le, notre vision du monde est étriquée. Nous sommes prisonniers de nos croyances, forgées par notre culture. Dans cette thématique chère à Thanouvone, celle de l’emprisonnement, il a dressé des sculptures « Cages à P. » 2018, acier, comme autant de pièges visuels. Ces formes cylindriques ouvertes, dont la hauteur dépasse celle d’un homme, sont posées à même le sol ou dressées verticalement. Elles ont une présence architecturale, et une profondeur qui laisse passer le regard. Est-ce pour mieux voir que nous sommes d’hypothétiques femmes et hommes libres ? À nous seuls de le décider.
Les plus récentes sculptures de Thanouvone se présentent sous le principe de l’installation (Double passage, 2010). Des croissants de terre cuite colonisent des murs et des fenêtres, comme autant de signes qui ne peuvent nous laisser indifférents. De quoi sont-ils le souvenir ou la trace ? Le croissant apparaît encore dans une autre installation in situ en Bourgogne de 2015 à 2019, gravé ou peint sur le tronc des arbres, inscrit sur la pierre des murs comme un jeu de pistes. Où nous conduit-il ? Vers les vestiges d’une civilisation perdue ? Le rêve d’une civilisation telle que celle que Thanouvone a quittée ? Je pense à l’antique civilisation laotienne, dont l’histoire fut traversée par l’hindouisme et le bouddhisme, et que la modernité a durement éprouvé au cours du violent XXe siècle. Le Laos est devenu une dictature, un état unitaire prétendument démocratique. Cela Thanouvone ne peut l’ignorer, l’oublier. C’est aussi cette mémoire dont il est question dans les œuvres de l’artiste, animé ou armé d’une sage et véritable conscience politique et sociale.
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