N° 1312 | Le 1er mars 2022 | Par Florent Cochard-Weissler, éducateur spécialisé Manceau (1) Diplômé d’Etat d’Ingénierie Sociale et Master 2 d’Intervention et Développement Social, promotion ARIFTS 2019 | Échos du terrain (accès libre)
La réforme de l’Obligation d’Emploi des Travailleurs Handicapés (OETH) a remis en question l’utilité sociale des Etablissements et services d’aide par le travail (ESAT) dans l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Ainsi, le modèle d’inclusion obligatoire proposée à marche forcée pose la question de l’équilibre entre la promotion et la protection qu’assure un accompagnement éducatif adapté.
La question du travail des personnes en situation de handicap via les dispositifs de droit commun c’est-à-dire en milieu ordinaire, nous amène aujourd’hui à nous interroger sur le sens du travail et du modèle que nous souhaitons reproduire en direction des personnes en situation de handicap. Je commencerai par le récit de la réalité d’un ESAT dit « hors mur », suite à une visite in situ. Éric, le moniteur d’atelier m’a donné rendez-vous à l’accueil de cette grande entreprise industrielle. Nous entrons dans ce grand entrepôt où l’on trouve des lignes de montage à perte de vue. Emmanuel me décrit l’activité de cette entreprise pour me situer où sont positionnés les travailleurs en inclusion dans cette organisation. Nous sommes dans une véritable ruche avec son ballet de caristes ou de robots autonomes, ballet réglé par des feux tricolores et des sens de circulation bien précis. Nous arrivons à ce premier poste de travail partagé entre travailleurs d’ESAT/d’EA et salariés de l’entreprise. Première réflexion, difficile de repérer qui est qui ? Je salue chacun sans distinction. Le moniteur d’atelier m’explique le travail effectué à ce poste : des pièces détachées y sont dispatchées, le travail consiste à remplir des caissettes. Nous continuons notre traversée, en suivant scrupuleusement les marquages de déplacement piétons au sol pour éviter les chariots lancés à vive allure. Le deuxième poste de travail ne me permet pas plus de savoir qui est qui ? Le travail ici consiste à trier les emballages. L’immersion semble être une réussite, les travailleurs ESAT ont l’air satisfait de leur travail. Pourtant, le vacarme ambiant me laisse perplexe. Je m’interroge sur ce marché de dupes qu’on leur propose : un travail en milieu ordinaire, mais à quel prix ? Un travail sans intérêt dans des conditions difficiles (bruit, froid) pour une rémunération garantie, mais pas un vrai salaire, serait-ce le nouveau sous-prolétariat… ? La question du travail et de son utilité sociale n’est pas à remettre en doute, les personnes sont en effet fières de pouvoir dire qu’elles travaillent pour telle entreprise sans être obligées de préciser qu’elles sont rattachées à un ESAT.
La réforme de l’OETH appliquée à compter du 1er janvier 2020 a obligé l’emploi direct des personnes en situation de handicap. C’est une loi ambitieuse qui veut favoriser la promotion par le travail en milieu dit ordinaire, tout en mettant un terme à l’exploitation des personnes en situation de handicap, privées de tout statut de salarié, et de mettre la société face au scandale du taux de chômage deux fois plus élevé pour cette catégorie. Le dispositif emploi accompagné devrait suppléer les dispositifs « hors mur » pour aller vers un ESAT de transition, afin de proposer un véritable dispositif d’inclusion par le travail.
Pour autant, la question du travail traité sur le seul versant de l’emploi pose la question du rôle dans la mise en œuvre d’un droit au travail et à la citoyenneté sociale qui était jusque-là dévolu aux ESAT. Cette réforme se fonde sur le postulat des freins à l’inclusion en milieu dit ordinaire qu’ils constitueraient. Elle dénote la méconnaissance des difficultés des personnes accompagnées qui, pour la plupart, sont dans l’incapacité d’évoluer dans ce milieu, quelles que soient les modalités d’accompagnement proposées. Elle ignore tout autant la réalité des dispositifs européens qui montrent que les pays sans structures adaptées pour l’emploi ont des taux de chômage très important chez les personnes en situation de handicap psychique et mental (93 % de la population accompagnée en ESAT). L’injonction européenne à la désinstitutionnalisation à marche forcée cumulée à la suspicion d’un refus des ESAT de s’inscrire dans une société inclusive du fait de leur faible taux d’insertion, nous amènent à nous poser la question du système économique idéologique que l’on souhaite leur imposer.
Le travailleur en situation de handicap intéresse, car il coûte moins cher et la compensation que devraient prendre en compte les entreprises par rapport aux salaires qu’il ne perçoit pas, pose une véritable question éthique sur l’exploitation économique de personnes vulnérables qui se cache derrière le prétexte de l’aide qui leur est apportée. Cette préférence donnée au bas coût plutôt qu’aux compétences des travailleurs n’a pas été questionné par un législateur qui, par son injonction à l’inclusion, propose de reproduire un schéma déjà maltraitant pour les personnes dites en situation ordinaire.
Il est maintenant urgent d’évaluer la question des ressources psychiques et physiques que nécessite le travail en milieu ordinaire et de se demander si les personnes en situation de handicap peuvent mobiliser les mêmes ressources que les personnes valides pour supporter le même travail parfois abrutissant. L’ESAT reste ainsi le seul endroit où cette évaluation peut se faire pour ne pas faire de l’inclusion à marche forcée. Rappelons que la circulaire 60 AS du 8 décembre 1978 relative aux centres d’aide par le travail montre tout à fait que la création des CAT n’a jamais eu pour objet exclusif la réinsertion des travailleurs handicapés dans le milieu ordinaire de travail. Cette catégorie de structures a bien été conçue pour assurer l’accueil de personnes « durablement incapables d’exercer une activité professionnelle dans le secteur ordinaire de production ».
Bien sûr, cet équilibre promotion/protection peut amener à une forme de ghettoïsation, l’institutionnalisation engendrant parfois une rupture avec l’environnement social, ce fonctionnement conduisant à un enfermement ou comme l’expliquait Goffman ou Foucault à une institution totalitaire à ceci près que l’intention n’y serait pas. Par ailleurs, l’implication des professionnels, à « vouloir bien faire », peut engendrer une dépendance, induisant ainsi un paradoxe dans l’accompagnement. C’est pourquoi la dimension éducative doit guider une démarche éthique qui favorisera l’inclusion par le travail. C’est en se réinventant, que les ESAT pourront passer d’un travail à la mesure à un travail sur mesure. Ainsi, la création des ESAT de transition et de structures d’intérim protégées sont des solutions innovantes qui sauront répondre aux exigences économiques de cette réforme en garantissant un accompagnement éducatif adapté pour chacun. Quant aux ESAT traditionnels, une réflexion sur l’utilité du travail et la notion de parcours devrait permettre une réorganisation en interne garantissant l’accompagnement de cette exigence. Passer d’une logique de places et de mesure administrative à une logique de parcours sécurisé avec des possibilités de passerelles garantirait une souplesse dans l’accompagnement des personnes. La recherche d’activités innovantes (l’éco pâturage par exemple) peut répondre à ces besoins d’accompagnement en proposant à la fois d’adapter le travail aux capacités des personnes accompagnées (transporter des animaux sur le site d’exploitation, en prendre soin, etc.), et à la fois de répondre à des besoins économiques réels. La Responsabilité Sociétale et Environnementale permet aujourd’hui ce type d’innovation.