N° 694 | Le 29 janvier 2004 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
« La parole humaine contient potentiellement, depuis l’origine, la possibilité d’être au service de plus d’humanité, d’un lien social plus symétrique, plus respectueux de l’autre et plus doux à vivre ». Philippe Breton a consacré son dernier ouvrage à l’un des outils les plus utilisés par l’être humain en général, et singulièrement par les professionnels de la relation d’aide.
L’auteur en convient, la parole peut servir autant à s’exprimer, convaincre et informer (ce sont même là ses trois formes : expressive, argumentative et informative) qu’à mentir, manipuler ou désinformer. Mais, le pouvoir de la parole est justement de permettre de s’opposer à la parole du pouvoir. Si elle est forte, ce n’est pas en tant que telle, mais au travers du couple qu’elle forme avec celui qui la reçoit.
Deux principes permettent de contrer sa mauvaise utilisation. C’est d’abord l’écoute active qui est devenue un élément déterminant de l’art de convaincre : l’émetteur doit anticiper la réception de son message persuasif et l’intégrer à sa conception même. « La parole nous a été donnée non pour parler mais pour écouter » affirme Novarina. Et puis, la parole est ce qui nous lie autant à nous qu’aux autres. La symétrie qui s’établit dans cette relation fait de cet autre le seul juge de ce que l’on lui dit et de ce dont on essaye de le convaincre. Cet éloge de la parole est bien l’éloge des conditions sociales qui permettent son déploiement.
Dans les sociétés primitives, on parlait aux objets, aux animaux et aux esprits, autant qu’aux hommes. L’individu était le porte-parole ou l’interprète du discours de la communauté. L’une des grandes évolutions du monde moderne est d’avoir placé la parole au centre, de faire des humains ses seuls destinataires et d’avoir permis à l’individu d’en devenir l’auteur. Trois innovations que l’on retrouve dans la démocratie (l’argumentation est devenue un idéal de la communication), l’émergence de l’individu (considéré comme sujet unique, doté d’une parole unique, enracinée dans une intériorité propre) et bien entendu le recul de la violence (la mise en scène publique de la parole a pour vocation de remplacer l’affrontement). Loin d’être un simple outil fonctionnel, la parole est devenue une modalité de l’existence humaine qui implique une mobilisation globale de l’être.
L’objectivation qu’elle induit permet de se détacher de toute interprétation et se dégager de tout récit collectif : les mots ne sont plus soudés aux choses ni à celui qui parle. Ils deviennent un lieu de distance par rapport au monde. L’univers qu’ils traduisent est différent de l’univers ressenti. Ils permettent en outre de vivre dans le passé (par l’actualisation de ses souvenirs) et dans le futur (par l’anticipation de ses actions). Là où il y a parole, il y a progrès pour l’être humain, tant dans ses capacités à prendre en main son destin qu’à changer le monde.
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