N° 1281 | Le 13 octobre 2020 | Par trois assistants familiaux et Philippe Godard, écrivain | Échos du terrain (accès libre)
Trois assistants familiaux issus de deux départements (souhaitant garder l’anonymat par crainte de représailles de leur employeur) et un essayiste ancien formateur occasionnel en IRTS ont rédigé ensemble le témoignage d’une expérience singulière. Ils ne parlent et n’analysent que ce qu’ils ont vécu.
Avant le confinement, les enfants placés suivaient un emploi du temps ponctué de rendez-vous tout au long de la semaine : école, visites avec les parents, psychologue, psychomoteur, orthophoniste, audiences… Cette succession de déplacements rythme leur vie et les épuise, notamment les tout-petits. Puis, est arrivé le confinement. Une forme d’anomie s’est subitement imposée aux enfants : annulation des visites, des rencontres, des appels, et plus généralement, plus aucun intérêt ne leur était témoigné, en dehors de la famille d’accueil. Cette situation a semblé plutôt convenir dans un premier temps, en raison probablement de l’instauration d’une pause dans leur rythme effréné. Mais, une fois que ce repos mérité eut permis aux enfants de reprendre un rythme plus conforme à leur âge, de l’anxiété est apparu, accompagnée de troubles du sommeil et d’un état de nervosité tout au long de la journée.
Avant le confinement, les périodes de scolarisation ou d’accueil en centre adapté permettaient à l’assistant familial de souffler, de réaliser des tâches nécessitant une totale disponibilité. Avec le confinement, la mission de l’assistant familial est devenue de plus en plus difficile, et l’occupait dès lors la totalité de son temps, sans répit. Pour nos proches eux aussi confinés, et plus particulièrement nos propres enfants, peu de moments privilégiés en famille, voire aucun. L’agitation est devenue permanente, les repas mouvementés. Le seul moyen de survivre à ce tsunami permanent a été l’isolement, ce qui n’est pas une réponse satisfaisante sur le long terme. Ni pour eux, ni pour nous.
Or, le confinement ne s’est pas arrêté le 11 mai 2020. En effet, quand il a pris officiellement fin, les parents qui gardent l’autorité parentale ont été sollicités par les éducateurs référents pour savoir s’ils souhaitaient que leurs enfants réintègrent ou pas l’école. Dans leur grande majorité, ils ont répondu négativement en précisant qu’ils ne voulaient pas les exposer aux dangers de la pandémie. Sans se soucier de l’état psychologique de leur enfant, sans avoir la moindre idée du besoin de socialisation de leurs petits, sans même connaître les conditions d’accueil prévues dans les écoles, leur réponse a été catégorique. Nous ignorons ce qui s’est passé ailleurs, mais dans nos départements, les services ont peu ou pas négocié cette décision et n’ont pas pris en compte notre besoin de souffler. Dans l’équation qu’il leur était demandé de résoudre, en tout état de cause, il leur était difficile de prendre la responsabilité d’exposer les enfants à un risque de contamination. En revanche, les parents ne voyaient aucun risque à reprendre des visites avec leurs enfants, étant entendu qu’ils ne pouvaient pas, bien évidemment, les contaminer…
Dans nos départements, le suivi des enfants n’est pas assuré dans le long terme par le même éducateur de placement, chacun de ceux qui se succèdent arrivant avec ses expériences et ses illusions. On recommence donc, pour systématiquement aboutir aux mêmes conclusions et reproduire les mêmes échecs. Ce qui nous amène à affirmer qu’en réalité, il n’existe pas de projet digne de ce nom pour l’enfant : l’institution ne produit qu’un simple dossier administratif, mais pas un livre de la vie de l’enfant.
Pour que nous nous comprenions mieux, assistants familiaux et éducateurs de placement, nous pourrions imaginer que ces derniers aient l’obligation d’effectuer un stage d’une semaine non-stop chez un assistant familial, pour s’imprégner de ce qu’est notre quotidien avant de prendre en charge des enfants et leurs assistants familiaux respectifs…
Le système d’Aide sociale à l’enfance mis en place par le pouvoir régalien est une lourde machine que tout le monde doit suivre au pas, au risque de se retrouver écrasé si l’on s’en écarte. Tout le monde est conscient des dysfonctionnements, mais personne ne souhaite, ne peut ou n’arrive à trouver de solutions pragmatiques.
Pour notre part, nous pensons qu’avec le confinement, la situation des enfants placés, en foyer comme en famille d’accueil, a ressemblé de très près à la situation asilaire : nos maisons et les foyers d’enfants sont devenus des lieux dans lesquels la société cloître des éléments qu’elle n’a pas envie de voir. Pour ces enfants, le confinement a été une mise à l’isolement, un abandon par tout ce qui incarne la société. L’asile est une forme d’exclusion de personnes « marginales », dangereuses ou pas pour la société, mais dans le cas qui nous occupe, nous parlons d’enfants. Donc, a priori, des individus qui ne sont pas dangereux pour la société, ou qui, s’ils le sont déjà, peuvent encore être repêchés par un programme pédagogique adéquat. Mais, nous vivons dans une société où la présence insistante de la norme est de plus en plus féroce et marquée. C’est toute la politique éducative dont il faudrait ici parler, de la parentalité comme technique d’élevage des enfants, de la formation en travail social qui se donne pour but d’aboutir à créer de bons petits soldats de l’institution. Car, oui, il faut être un bon petit soldat de l’institution pour accepter d’être éducateur de placement avec trente ou quarante « références » à suivre simultanément, tâche parfaitement impossible.
Nous sommes tous victimes d’un système qui, tel un bateau ivre, s’échoue de loi en décret, nous désarçonnant tous par ses incohérences à travers le temps. Mais la différence entre certains éducateurs et d’autres, c’est que certains, en foyer ou en famille d’accueil, sont au contact direct des premières victimes de ces errances dévastatrices. Pourtant, les familles d’accueil ne sont pas des éducateurs comme les autres : notre formation est dévalorisée, notre niveau de diplôme est déconsidéré, et la formation elle-même n’est pas orientée vers des points pourtant cruciaux de notre quotidien. Citons-en ici quelques-uns.
N’étant ni parents, ni « assistants » de familles déchues, ni décisionnaires pour les personnes que nous accueillons, devons-nous compter sur notre autorité sur l’enfant (hiérarchie), notre leadership (capacité à le convaincre), notre charisme, nos méthodes didactiques ? Que savons-nous de la déprivation et pourquoi en parlons-nous si peu ? Pourquoi et comment notre société est-elle passée de la « mort de la famille » au sens des antipsychiatres à la mort de la famille « traditionnelle » que nous vivons actuellement ? Cette évolution ne remet-elle rien en cause de notre travail ? Pourquoi n’avons-nous pas de cours sur les neurosciences et ce qu’elles peuvent, ou pas, apporter à la compréhension des enfants ?
Cet article n’a été écrit, conjointement par quatre personnes, que pour exprimer notre désespoir, un sentiment que nous estimons profondément enfoui chez ceux qui pratiquent ce métier. « Profondément enfoui » dans les deux sens de cette expression : véritablement inscrit dans notre ADN de familles d’accueil, et si profondément qu’il ne fait pas surface. Nous avons voulu, simplement, lui donner de l’air. Même si, au-delà du désespoir, nous conservons l’espoir de faire changer l’institution et la société dont elle est l’outil.