N° 1268 | Le 3 mars 2020 | Par Cécile Goursaud, éducatrice spécialisée | Échos du terrain (accès libre)
L’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO) constitue un champ d’intervention éducative qui parle peu de lui et se définit bien moins au regard d’autres champs de l’éducation spécialisée tel le handicap. Cette mesure est instituée par le juge des enfants, au titre de l’article 375 du code civil, au bénéfice de l’enfant qui, en danger avéré, continue à vivre avec ses parents. Au-delà du contrôle exercé par les services pour s’assurer du bon développement du mineur, elle apporte « aide et conseils » à la famille pour lui permettre de sortir des difficultés parentales, matérielles et relationnelles. L’intervention se déroule, la plupart du temps, à partir du domicile familial. Ce déplacement des travailleurs sociaux sur le lieu de résidence des personnes se fait dans des territoires disparates : villes, milieu rural, semi rural, montagnes, îles. Ces modalités ne sont pas sans conséquences, ni difficultés dans le quotidien du professionnel : contraintes de trajet à la campagne, face aux manques de dispositifs, avec l’obligation d’accompagnements liés à la carence de modes de transport. L’éducateur est alors amené à déployer d’autres compétences : il doit s’adapter et innover en pensant son travail différemment.
Se rendre au domicile des familles recouvre plusieurs finalités : s’assurer du cadre et des conditions de vie de l’enfant chez ses parents et permettre une proximité avec eux, leur réseau, ainsi qu’avec les partenaires. Mais, aller sur le territoire de vie familial, c’est aussi s’autoriser à les rencontrer là où elles vivent, considérer leurs difficultés dans leur environnement pour mieux les comprendre. C’est couvrir le territoire d’intervention de la manière la plus large possible, se rapprocher des familles qui sont les moins mobiles.
Les difficultés de l’éducateur des villes sont différentes de l’éducateur des champs.
Alors qu’en milieu urbain, le professionnel va pouvoir se déplacer plus rapidement au domicile ou recevoir au bureau, passant rapidement d’un rendez-vous à l’autre, d’un coup de téléphone à l’autre, l’éducateur des champs passe une partie de son temps à avaler l’asphalte. Il n’a souvent pas d’autres choix que de monter dans sa voiture pour se rendre chez les familles avec l’espoir que dans les 15, 20, 30 kilomètres qui le séparent d’elles, il ne se retrouve pas face à une porte close. Cette porte close qui l’énerve, l’agace ou le met en colère est encore plus frustrante que ce temps passé sur la route pour « rien » qui devient du temps perdu. Temps perdu parce que, dira un éducateur : « j’avais enfin réussi à me mettre à l’écriture de ce rapport, j’étais bien lancé et il a fallu que je m’arrête pour aller à ce rendez-vous », parce qu’il y avait tellement de choses à faire encore et que « ce rendez-vous on l’a pris avec la famille, il y a deux jours et je viens de me taper 40 minutes de route ! ». S’ensuit l’appel à la famille, le « ho ! je vous ai oublié, je suis désolée », ou le « vous êtes sur le répondeur… », le petit mot dans la boite aux lettres avec un nouveau rendez-vous, le retour au bureau ou le départ pour le rendez-vous suivant, en avance pour cette fois.
Pourtant, ce temps de route n’a pas que des désavantages…
Temps de décompression entre deux rendez-vous avec la musique à fond, temps pour réfléchir tout seul ou pour débriefer à deux lorsque le rendez-vous au domicile se fait avec un·e collègue, se rappeler ce sur quoi va porter le rendez-vous, la place que va prendre l’un et l’autre. « Quand on fait 20 minutes de route avec la psychologue, on bosse. Quand tu fais la route, tu rentabilises », dit une éducatrice.
Sans compter cet accompagnement dans une voiture qui évite le face à face souvent si difficile pour les parents et les enfants lors d’un entretien autour de la table. Être à côté, dans un espace confiné, protégé et protecteur amène souvent les jeunes ou les parents à se confier sur quelque chose qui leur serait difficile à exprimer s’ils devaient regarder l’éducateur. « Dire les choses importantes sur la route, c’est comme lorsque les gens te donnent l’information essentielle alors que t’es sur le pas de la porte, prêt à partir… tu sais que tu vas y revenir plus tard, au prochain rendez-vous parce que là t’as plus le temps, tu dois aller au prochain rendez-vous », confie un autre éducateur.
C’est un autre pan de l’accompagnement des familles, celui où il est possible de se dire des choses parfois graves, sans avoir peur du regard qui sera porté sur soi et tout en sachant que forcément, il faudra en reparler et que ce sera peut-être plus facile. Cet espace d’entre-deux, où l’on va ou revient ensemble d’un rendez-vous à l’école, au Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP), sans pour autant « faire le taxi » est propice à la confidence, à l’échange sur les petits tracas de la vie, à des rires.
Mais, ce co-voiturage éducatif répond aussi à un autre problème, celui du manque de dispositifs d’aide proches du lieu de domiciliation des familles vivant à la campagne. Si l’éducateur des champs fait aussi beaucoup de route, c’est que pour rencontrer les partenaires, il doit souvent se déplacer vers la ville. Il propose de véhiculer la famille, quand celle-ci n’a pas les moyens de transport, qu’elle vit au fin fond de la campagne et que malgré ses recherches, personne n’est susceptible de la conduire à un premier rendez-vous au CMPP, à l’audience chez le juge des enfants ou au rendez-vous de synthèse prévu. Sans être systématique, ce temps d’accompagnement a son utilité : il permet au jeune et à ses parents de poser les questions importantes pour eux, de demander conseil sur la manière de procéder, de prendre encore plus de renseignements sur le déroulement du rendez-vous ou de l’audience, de faire part de leurs craintes… bref, c’est un temps qui rassure la famille. Une éducatrice dira à ce propos « La réalité de la ruralité, ce qui peut être agaçant, c’est pas de crèches, pas de ludothèque, pas de travailleuses familiales. Ça crée des tensions au niveau de ce qu’on peut proposer. » L’éducateur des villes est confronté différemment à ces difficultés : même si les différents organismes sont surchargés de demandes et ne peuvent pas y répondre rapidement, la famille peut plus facilement s’y rendre grâce aux bus, trams, métros existants dans les villes. Cela ne l’empêche pas d’accompagner et même de conduire la famille au rendez-vous…
L’AEMO, pour être une mesure unique, se décline différemment selon qu’elle est des villes ou des champs. C’est une histoire de singularité sur fond commun : la protection de l’enfant. Mais, les normes des services AEMO qui encadrent le fonctionnement ne sont que la partie visible du travail mené au quotidien par les salariés. La partie immergée est vaste et déploie de nombreuses manières de faire et d’intervenir auprès des familles et des mineurs. Ce qui apparaît comme une même pratique recouvre bien des particularités que ce soit chez les intervenants eux-mêmes, dans les territoires d’intervention ou les familles. Chacun tend à améliorer les conditions d’existence de l’enfant avec ce qu’il est en tant que sujet : les uns avec leurs savoir-faire professionnels, les autres avec leurs histoires et parcours de vie, les difficultés qu’ils rencontrent et les compétences qu’ils détiennent. Toutes ces singularités font la difficulté mais aussi la richesse, du travail en AEMO des villes et des champs. l