N° 743 | Le 3 mars 2005 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
L’affaire est entendue, ces sans-logis qui peuplent nos centres villes sont désocialisés, désaffiliés, acculturés, déculturés, anomiques, malades mentaux, délinquants et pour tout dire victimes. Mais, voilà que Stéphane Rullac vient bousculer nos certitudes et nous semer le doute : et si ces catégorisations marquaient avant tout la réaction d’une majorité de la population déstabilisée face à une minorité qui défie les règles de vie, tout en questionnant les représentations communément admises en termes de besoins et de limites individuelles ? Et il est vrai que leur aspect, leur mode de vie et leurs comportements ne sont guère conformes aux conventions sociales dominantes : comment peut-on vivre sans la sécurité que procurent le logement, le lit ou le revenu assuré ? On retrouverait là cette vieille habitude qui traverse l’histoire, consistant à disqualifier les cultures différentes et mettre en doute l’humanité de l’Autre.
Première dérive, la globalisation des sans-logis. Pourtant, les SDF ne constituent pas un groupe homogène, loin de là. On y trouve bien sûr ces personnes qui répondent aux stéréotypes traditionnels (déchéance physique, saleté, maladie…). Mais bien d’autres mettent tout en œuvre pour passer inaperçus. On trouve toute une palette allant du plus au moins organisé, dynamique et désocialisé. Une étude de l’Insee datant de 2003 démontre que si 30 % des SDF travaillent, 40 % sont inscrits à l’ANPE et recherchent un emploi. Seulement 30 % d’entre eux seraient donc totalement exclus du marché du travail. Deuxième erreur, celle qui consiste à limiter les comportements des sans-logis à une action à courte vue, à une réponse à l’immédiat. Tout au contraire, les compétences nécessaires pour résider dans l’espace urbain et pour bénéficier des dispositifs d’assistance relève d’un authentique savoir-faire.
L’évolution du corps social, renonçant en 1994 à la pénalisation du vagabondage au profit d’une prise en charge sociale, a modifié les habitudes culturelles de ces populations qui ne se cachent plus pour échapper à la police, mais au contraire se montrent et donnent d’eux-mêmes une image propre à augmenter leur chance d’accéder aux aides dont elles peuvent bénéficier. Ce qui caractérise le plus cette population, ce ne serait donc pas l’inadéquation à un environnement qui leur est hostile, mais bien la capacité à s’y adapter. Observer les SDF nécessite donc d’abord d’abandonner ses a priori. On ne peut se contenter de les enfermer dans la seule image de déchéance sociale, psychique et physique. Même dominés, ils demeurent des acteurs sociaux qui disposent d’un espace de liberté où peut s’exercer leur libre arbitre. Cela n’en fait pas pour autant des citoyens pleinement responsables de leur destin. Mais cela n’en fait pas en tout cas ces déchets qu’on présente trop souvent à la compassion du public.
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