N° 1313 | Le 15 mars 2022 | Par Valentine Kukula, éducatrice spécialisée en formation | Espace du lecteur (accès libre)
Être ou ne pas être (éducateur spécialisé) - Faire ses premiers pas dans le monde de l’AE-MO
Comment savoir ce qu’on veut être ? Voilà une étape bien difficile dans la vie de tout-un-chacun. Être éducateur spécialisé ce n’est pas quelque chose que l’on décrète. C’est quelque chose qui s’impose à nous. On ne devient pas éducateur : on ressent l’être et on développe ces facultés. C’est ce qui fait, selon moi, que nous devenons petit à petit, à force d’expériences difficiles et d’adaptation à l’autre, des professionnels de la relation. N’importe quel éducateur pourra vous dire combien il est difficile de constamment trouver le bon équilibre entre ce que nous sommes en tant que personne et ce que nous devons être en tant que professionnel. Et pourtant les deux sont intrinsèquement liés. C’est ce bagage de vie qui nous emmène vers cette profession, sans même qu’on puisse freiner ses ardeurs. C’est à ce moment qu’il nous faut composer avec les différentes réalités que nous rencontrons pour ne pas perdre la nôtre. Quand j’essaie de me souvenir de ce qui m’a poussé à prendre le chemin de l’IRTS, je pense au besoin que j’ai ressenti de participer à une justice sociale. Je pense au monde de demain et je me demande quel sera mon rôle pour faire mieux ou au moins, pour faire moins pire.
Ma dernière expérience de stage a été pour moi une réponse à cette question. Je me suis sentie effarée de nombreuses fois à la vue du nombre de dossiers. Si dans un seul service, autant de mineurs avaient besoin d’être accompagnés, combien d’enfants malheureux pouvait-il bien y avoir dans le monde entier ? Est-ce qu’à notre époque être en difficulté serait devenu une norme ? L’objectif qui définit tous mes accompagnements est le suivant : faire prendre conscience à un enfant et à sa famille des ressources dont ils bénéficient déjà. Les amener à voir tout ce qu’il y a de bon chez eux finira forcément par les amener à voir ce qu’il y a de bon dans le monde. Parce que le travail en protection de l’enfance, ce n’est pas que de la noirceur. Ce n’est pas que des situations difficiles et inextricables. Ce n’est pas qu’un manque de moyens humains et financiers. C’est aussi et surtout des sourires retrouvés, des familles ressoudées, des objectifs accomplis et des victoires dont on se souvient pour la vie.
L’AEMO peut effrayer, de par les responsabilités qu’elle engendre et la quantité de situations qui nous sont attribuées. La relation éducative, le lien à l’autre et la création de la confiance doivent y prendre leurs places au milieu d’innombrables écrits à produire. Toutes les problématiques se mélangent et nous sommes quotidiennement confrontés à la violence, sous toutes ses formes. Et pourtant on y atterrit tout de même, la richesse de ses missions prévalant sur les difficultés. Je pense qu’il est relativement difficile de le décrire avec des mots. Sortir constamment de notre zone de confort, relever chaque jour de nombreux challenges et surtout renoncer à une quelconque routine.
Et pourtant, en tant que jeune professionnelle cela n’a pas toujours été évident de comprendre les sentiments de mes collègues autrefois passionnés par leurs missions, et désormais empreints de colère et de ressentiments. Il aurait fallu être sourd et aveugle pour ne pas entendre et voir cette ambivalence. Encore convaincus de la nécessité de leurs missions, encore émus devant certaines familles, avec certains enfants et le cœur encore plein d’empathie, ils sont confrontés à la perte de sens et de qualité dans leurs accompagnements qu’impose la réalité financière. Le soir, ils rentrent chez eux avec une crainte : celle d’être passé à côté de quelque chose. Et si un mineur se trouvait dans une situation de danger grave parce qu’ils n’ont pas eu le temps ? Ce n’est pas la difficulté des missions d’AEMO qui vient noircir le tableau. Ce sont les conditions de leur exercice.
Je me suis alors demandé comment le mélange générationnel pouvait devenir un atout pour notre profession. Nous, les jeunes professionnels, n’avons que très peu connaissance des réalités de terrain d’autrefois. Nous vivons le travail social d’aujourd’hui comme unique réalité. Mais nous avons encore bien à l’esprit ce qui nous a poussés à devenir ce que nous sommes. La passion pour les plus vulnérables est encore récente et elle demeure au cœur de notre engagement. Les professionnels plus anciens sont riches d’un temps que nous n’avons pas connu : celui du champ des possibles. Ils sont forts de la connaissance du secteur et de toutes les expériences d’accompagnement qui ont composé leur vie professionnelle. Ils sont brillants de bienveillance et désireux de la transmettre. Alors, c’est à nous, à la nouvelle génération d’éducateurs, de prendre le relais de leur combat et de marcher à leurs côtés pour comprendre leur désarroi. C’est à nous de leur faire confiance pour espérer qu’hier redevienne demain. Mais c’est aussi à nous de leur rappeler, quand c’est trop difficile, qu’ils sont ici pour ce « je-ne-sais-quoi » qui les a poussés, toute leur vie, à prendre soin des autres. Quels que soient nos âges ou nos années de carrière, faisons en sorte que ce qui nous unit devienne la force de nos convictions : la passion. Qui que nous soyons, nous ne sommes pas là par hasard. Nous ne sommes pas devenus éducateurs, nous l’avons toujours été.
Alors, ensemble, continuons le combat pour nos conditions de travail et pour garantir des accompagnements de qualité. Mais n’oublions pas le sens que nous donnons à notre métier, toutes générations d’éducateurs confondues : celui d’accompagner la vie, avec elle et pour elle.