N° 1324 | Le 4 octobre 2022 | Par Fabienne Peters, psychologue clinicienne en Pyrénées-Orientales | Échos du terrain (accès libre)
Sur le terrain, un constat crève l’écran, les professionnels vont mal, car la Protection de l’Enfance est à bout de souffle et en manque de perspectives. C’est en réinterrogeant les évidences que nous allons pouvoir avancer face à la souffrance et aux impasses de pensée auxquelles nous nous confrontons de plus en plus, notamment sur le sens de notre travail et sur la violence croissante des relations.
Le constat est indubitable : dans nos services et établissements, le sentiment qui l’emporte est de faire face à un raz de marée équipé d’un parapluie. Comment répondre à tant de demandes dans un contexte de manque de personnel, qui devient quasi structurel et d’aggravation des situations, le tout avec le sourire bien sûr, car si on se plaint, c’est que l’on n’est pas capable de s’organiser… ?
Le travail en mode dégradé devient la règle, alors qu’après deux ans de crise, nous aspirons tous à un retour à la normale qui ne vient pas, pas encore du moins. Il y a comme un contrecoup aujourd’hui, l’impression de se réveiller avec la gueule de bois… Ces deux ans en apnée ont laissé des traces. Sur les unités de vie, le confinement a été d’une grande violence, ce fut un vrai non-sens existentiel pour des jeunes confinés qui se sont transformés en lions en cage, des professionnels qui ont géré de leur mieux, avec une grande créativité, mais souvent jusqu’à l’épuisement ; des familles d’accueil totalement isolées ; des équipes fracturées par les mesures sanitaires ; la peur qui a pris le pas sur la confiance… autant de plaies qui peinent à cicatriser. Combien d’arrêts maladies parce que le corps dit stop, la peur de ne pas y arriver vous bouffe les tripes, vous fait grincer des dents et vous plie en deux jusqu’à vous clouer au lit, vous empêchant de dormir la nuit…
Est-ce normal d’angoisser, dès le dimanche après-midi parce que c’est la fin du week-end ? Est-ce normal d’avoir peur d’être agressé par un jeune sur l’unité de vie et d’avoir la boule au ventre à l’idée de croiser son regard d’écorché ? Combien de burnouts parce qu’un matin, le simple fait de venir travailler vous donne envie de vomir votre petit-déjeuner ? Est-ce que c’est normal d’exploser en réunion ou de pleurer seul dans son bureau parce que l’on vous dit qu’il va falloir prendre de nouvelles situations ou un nouveau secteur, alors que vous êtes déjà au bord d’imploser ? Si vous refusez, on vous rétorque que vous n’êtes pas solidaire avec les collègues, alors que vous êtes juste en train de dire que vous touchez votre ligne rouge… La culpabilisation ça marche à tous les coups dans le social !
Professionnels au bord du gouffre
Certains professionnels finissent même par démissionner alors qu’ils adorent leur métier. Ils préfèrent sauver leur peau plutôt que de se faire bouffer de l’intérieur par un travail qui devient une montagne à gravir tous les jours, au prix de leur santé mentale et physique.
Sur le terrain, pour ceux qui restent, c’est la double peine car il y a un report de la charge de travail, ce qui tend à renforcer le turn-over dans les équipes. Certaines équipes deviennent de plus en plus clairsemées et sont d’autant plus mises en tension, car on leur demande de boucher tous les trous dans la raquette. Or, il devient de plus en plus difficile de recruter, donc le travail en mode dégradé se pérennise. On voit bien le cercle vicieux que cela augure du côté des professionnels. Pour les enfants, les référents qui ne sont plus des fils rouges, deviennent des pointillés !
Il faut ajouter aussi que tout cela se déroule dans un contexte où la crise COVID a fragilisé les liens entre nous, car ces liens se nourrissent de présence réelle et pas simplement de visio mais de rencontres, de partages et de sourires. Cette distance relationnelle favorise les replis sur des positions défensives dans un contexte difficile et souffrant. Or, la position défensive favorise l’agressivité, car chacun est en tension et à tendance à vouloir accuser l’autre de ne pas savoir s’y prendre. Depuis
deux ans, les relations de partenariat se sont dégradées, alors que ce dont chacun a besoin dans ces moments, c’est d’empathie et de RECONNAISSANCE. Retisser du lien vrai entre nous et pas seulement virtuel, reconnaître que c’est difficile pour tout le monde, partager à nouveau, c’est bien plus important qu’on ne l’imagine.
Quelles réponses ?
Le sentiment de responsabilité nous écrase au quotidien et le risque nous inquiète, la culpabilité nous taraude et ferme l’accès à notre créativité. Sans doute une piste pour alléger ce poids est de travailler collectivement sur la question de la responsabilité. Vouloir aujourd’hui tout contrôler, garantir tous les risques, c’est transformer la vie des enfants confiés et des professionnels en service juridique à ciel ouvert. C’est finalement aussi étouffant et écrasant pour eux que pour nous, car c’est la peur du risque qui est l’architecte de ce cadre, parfois plus que l’intérêt de l’enfant.
Nous mettons en place des procédures pour construire des dispositifs qui permettent de porter le poids de cette responsabilité, ceci allège le poids de notre culpabilité face à des décisions qui sont souvent très lourdes d’impact sur des trajectoires de vie. Solliciter une séparation d’un enfant avec sa famille. Changer un enfant de lieu d’accueil. Signaler une maltraitance. Ce sont des actes qui vont impacter un enfant, une famille, une lignée entière parfois.
Tous les protocoles qui nous guident, quand de telles décisions sont posées, fonctionnent plutôt bien pour des situations d’enfants et de familles dysfonctionnelles dites « classiques » mais, à l’inverse, c’est un échec complet pour les enfants qui sortent du prêt à penser de la procédure.
Les procédures sont un guide et un soutien puissant face à toutes ces décisions difficiles qui pèsent sur les épaules en Protection de l’Enfance, mais cela tisse un filet de sécurité qui est parfois incompatible avec les enfants qui ne rentrent dans aucune case. Ce filet de sécurité fonctionne alors comme une nasse dans laquelle le jeune se sent prisonnier, entravé et qu’il cherche par tous les moyens à faire exploser.
Et oui, nous pouvons rêver de faire rentrer toutes nos actions professionnelles dans des schémas modélisables et opératoires, dans une succession d’actions programmables et délicieusement modulables, planifiées pour que le parcours de l’enfant devienne prévisible et maîtrisable. Le rêve absolu de l’administration : tout pourrait rentrer dans un tableau EXCEL ! Il y aurait une case pour tout !
Au sortir de la crise sanitaire que nous venons de traverser, nous sommes tous à genoux et nos réservoirs sont vides. Les professionnels et la population sont en souffrance et on nous demande d’accueillir plus et plus dur, avec moins. Le bateau tangue et nous oblige à nous réinventer avant de toucher l’iceberg.
Il est plus que temps de regarder droit devant nos écueils.
Les professionnels ont besoin que des mots soient mis sur leur souffrance au travail, sur un dévouement qui touche les limites du supportable. Le toujours plus avec moins, la culpabilisation, le management « pas de vagues », la déshumanisation des liens, touchent leurs limites. Il y a un immense besoin de parole et de reconnaissance.
Je conclurai simplement en disant que cette crise, dont la souffrance des professionnels est un symptôme, doit nous obliger à remettre du VIVANT dans l’institution et entre nous, car c’est le lien et la confiance qui nous restaurera et nous fera nous réinventer ensemble.