N° 768 | Le 6 octobre 2005 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Une société se définit essentiellement par la façon dont elle institue l’idée de normalité et par la considération qu’elle accorde aux plus fragiles. Notre époque, en imposant comme valeurs dominantes la performance, la réussite individuelle, la rentabilité et la productivité ne pouvait que distinguer les bien portants des handicapés considérés comme un groupe en soi, un genre, une humanité spécifique. C’est cette pensée dualiste, qui voit dans la diversité l’opposition des contraires, qu’il faut remettre en cause.
Et l’auteur de préconiser une vision métisse qui revendique la coexistence du multiple, l’infinité des allures de la vie, le foisonnement des formes, et proclame l’impermanence et l’incohérence comme immanentes à l’humain. Cessons de vouloir étalonner, ordonner et soumettre ce qui nous entoure à partir de notre propre modèle. Trop souvent, la personne souffrant d’un handicap est figée dans ses particularités et enfermée dans une série de déterminismes. Comme si son identité était à jamais installée et irrémédiablement achevée. Ce qui l’enferme dans sa différence et oblitère l’infini des virtualités.
Il n’y a pas d’être handicapés. Il y a seulement des êtres inassimilables les uns aux autres et irréductibles à un seul signifiant. À considérer leurs acquisitions instrumentales, leurs habiletés motrices, leur niveau de raisonnement, le développement de leurs fonctions langagières, communicatives, sociales ou affectives, on ne repère pas davantage de similitudes entre personnes porteuses de handicap qu’entre celles qui n’en ont pas : la variabilité constitue leur seul point commun. Mais, ces capacités originales sont occultées au profit de comparaisons ou de classifications hasardeuses, leur personnalité étant éludée par une identité collective réduite à quelques traits saillants ou caricaturaux.
Experts en humanité, les blessés de la vie n’affirment pas leur place par leur esthétique extérieure, ni par le vernis de leur paraître ou une gloire illusoire et évanescente. Ce qu’ils nous apportent c’est le reflet d’une expérience qui les a contraints à se dépasser et à ouvrir d’autres horizons, d’autres dimensions de l’être et d’autres manières d’être. Ceux qui par chance jouissent de ce qui fait défaut à d’autres ne disposent là que d’un bien éphémère dont ils peuvent être privés, à tout instant. Il faut faire le pari que les hommes peuvent vivre leur confrontation, sans que l’exigence d’uniformité ne fasse réputer déviant ce qui n’est que différence. Cela nécessite d’établir des principes de vie neuve, pour et à partir des plus vulnérables.
Écrits dans une langue magnifique, Charles Gardou nous propose ses « fragments » qui éclairent d’une force intense la question du handicap et de la place qu’y trouvent les familles et les professionnels. Un ouvrage qui se délecte, avant de faire réfléchir.
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