N° 1326 | Le 1er novembre 2022 | Par Gaëlle Duée, infirmière au Lieu de vie et d’accueil | Échos du terrain (accès libre)
J’exerce en tant qu’infirmière depuis quelques mois au sein du lieu de vie et d’accueil (LVA) « Éducateurs Voyageurs » qui accompagne des adolescents dits « cas complexes » placés par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Cette nouvelle expérience professionnelle, m’amène aujourd’hui à questionner mon rôle propre au sein de cette organisation éducative au fonctionnement singulier.
Différentes études mettent à jour une prévalence élevée des antécédents psychiatriques et du taux de notification MDPH des enfants et jeunes placés par l’ASE, par rapport à la population pédiatrique générale. C’est parce qu’ils percevaient et vivaient la réalité de cette prévalence sur le terrain que les co-gérants du lieu de vie ont souhaité intégrer à l’équipe un poste et demi d’infirmier possédant une expérience en psychiatrie, en plus des éducateurs et de la psychologue-clinicienne.
Mes activités sont variées et dépassent de loin le côté « paramédical basique » — éducation à la santé, gestion des traitement, bobologie du quotidien, suivi médical des jeunes… J’interviens sur l’éducation thérapeutique qui leur permet d’accéder à la connaissance de leur pathologie (à la mesure de leur réalité psychique) et de leur traitement : en saisir l’intérêt et les indications, repérer les effets secondaires potentiels, comprendre le rôle de l’étayage médicamenteux et le gérer au quotidien…
Je participe aussi à l’observation des jeunes et ainsi à la compréhension de leurs difficultés psychiques, sociales et des ressources qu’ils peuvent mobiliser pour les dépasser.
J’apporte des informations ou des éléments de compréhension à l’équipe sur leurs troubles somatiques et/ou psychiatriques (en partenariat avec la psychologue clinicienne), ainsi qu’une « caution paramédicale » pour des demandes spécifiques auprès des partenaires. Je travaille sans blouse et effectue les mêmes missions du quotidien et les mêmes horaires que mes collègues éducateurs et psychologue. Rien ne me distingue donc a priori des autres membres de l’équipe et pourtant, je suis clairement identifiée dans ma fonction par les jeunes.
Je peux ainsi symboliquement « jouer du soin » au regard de mon diplôme et de mon expérience. Le plus souvent, cela permet d’envelopper le jeune dans un « prendre soin » bordant et rassurant (soin de la peau, massages, écoute active…). Parfois, l’identification me place en situation de « mauvais objet », notamment lorsque le jeune a un vécu traumatique d’hospitalisations ou de soins antérieurs. Je passe alors temporairement le relais aux collègues et prends le temps d’instaurer une relation de confiance.
Du changement de cadre…
Ceci étant posé, arrêtons-nous maintenant sur le terme « buissonnière » du titre de cet article ; le Larousse nous renseigne sur sa définition : « qui s’écarte des sentiers battus et fuit la contrainte. » Tels que je les ai connus, durant mes années en psychiatrie, les sentiers battus sont : le cadre hospitalier, les soins techniques, les numéros de chambre patients, la hiérarchie, la blouse, les protocoles de soins, les chariots de médicaments…
Et la contrainte : la hiérarchie institutionnelle, les conditions de travail dont principalement le manque de moyens et de temps auprès des personnes soignées, la logique de gestion entrepreneuriale du secteur hospitalier qui oublie que nous prenons soin d’humains — suppression des activités thérapeutiques, informatisation et médication au détriment de la relation…
Alors, à la lumière de cette définition, il est clair qu’en travaillant au LVA, je m’écarte radicalement des sentiers battus du soin infirmier en psychiatrie : pas de blouse, pas de cadre hospitalier, pas de chariot de médicaments, pas de chef de service…
La hiérarchie-pouvoir est inexistante au LVA ; il y a un mode de fonctionnement lié à sa structure juridique (SCOP), mais chacun(e) est invité(e) à donner son avis sur des situations données (demandes d’admission, problématiques complexes…), dans un vrai souci d’horizontalité, de cohésion et de pertinence pour le collectif professionnel. La possibilité d’accompagner sur un temps long, le taux d’encadrement confortable (sept équivalents temps plein dans l’équipe), la proximité « à temps complet » autour des actes de la vie quotidienne ainsi que le nombre restreint de jeunes accueillis, tendent à instaurer une relation forte avec chacun d’eux.
Tout cela m’amène naturellement à considérer autrement ma posture professionnelle, voire l’essence — les sens — même des soins que j’apporte. Mon poste au LVA me permet d’explorer des pistes de pratiques professionnelles alternatives — voire une alternative aux soins psychiatriques, tels que je les ai expérimentés en secteur hospitalier.
… au changement de pratique
Le fait de pouvoir, en un même lieu et une même temporalité, conjuguer éducatif, soin psychique et approche clinicienne est l’une des spécificités de cette structure, qui permet, parfois, d’éviter le recours à l’hospitalisation et l’interruption — même temporaire – de l’accompagnement du jeune. Cette complémentarité permet la continuité de la relation éducative tout en prenant en considération la nécessaire prise en charge thérapeutique.
Ce continuum renforce les liens entre l’équipe et le jeune, ce dernier pouvant alors s’appuyer en confiance sur ces adultes référents pour surmonter ses difficultés et travailler efficacement sur ses problématiques, d’autant plus en période de crise — la crise étant ici entendue comme rupture dans l’équilibre précédemment acquis.
Et l’équipe, forte de la connaissance fine — car clinique et interdisciplinaire — de la situation du jeune et de « qui il est » dans son individualité, potentialise également son accompagnement. Éducateurs, psychologue et infirmier (ière), chacun(e) place le jeune au centre de l’accompagnement pour collectivement déceler, derrière les symptômes, ses difficultés et désirs, et l’accompagner au mieux vers le chemin qu’il aura choisi. Alors oui, je vis ma pratique infirmière au lieu de vie comme « buissonnière », non parce qu’elle serait hors-sol, le terreau professionnel du LVA étant peut-être même plus « naturel » que le terreau hospitalier ou celui des structures éducatives « classiques ». Il n’est pas non plus hors cadre, le cadre existant au LVA : bienveillant et adapté, il est repérant et sécurisant pour les jeunes et pour les professionnel (le) s.
Ainsi, « buissonnière » ne relève pas seulement d’une fuite des sentiers battus et de la contrainte, c’est aussi la quête d’une autre voie — voix, peut-être moins empruntée — moins audible, mais ô combien enrichissante et, me semble-t-il, plus libre pour imaginer et expérimenter des possibles dans l’accompagnement de ces jeunes dits « incasables » et pour lesquels aucune des cases proposées par la société ne semble adaptée à leurs souffrances existentielles…
Emprunter des chemins non ou peu balisés, c’est m’exposer humainement, m’interroger sur le sens profond de mon engagement, dans la relation à l’autre et au sein de ce lieu de vie atypique et exigent.
« Oser le verbe aimer en éducation spécialisée » écrit Philippe Gaberan. La ferveur de l’engagement et la générosité de l’accompagnement de mes collègues qui font vivre ce verbe aimer au quotidien auprès de ces jeunes fragilisés par la vie et la maladie, m’ont ouverte à la conjugaison du verbe aimer dans le prendre soin.
Pouvoir, en équipe et en confiance, interroger nos pratiques, être créatifs et militer pour un accompagnement individuel de qualité auprès des jeunes que nous accueillons, c’est ce que je vis au quotidien au LVA et qui fait sens pour moi.