N° 1030 | Le 15 septembre 2011 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Je suis debout. L’aîné des enfants d’Outreau sort du silence
Chérif Delay en collaboration avec Serge Garde
Voilà un ouvrage à côté duquel on ne peut passer, quand on est sensibilisé à la protection de l’enfance, et encore moins quand on est un professionnel concerné pas ce secteur de l’action éducative. Il appartient à ces livres qu’il est difficile de refermer avant d’avoir lu la dernière page.
Le récit que nous fait Chérif Delay, habilement aidé dans sa rédaction par le journaliste Serge Garde, a trop vite été réduit à la seule remise en cause du procès d’Outreau. Certes, ses affirmations sèment le doute quand il laisse entendre que si les personnes accusées n’étaient pas toutes coupables, tous les acquittés n’étaient peut-être pas innocents. Chérif Delay persiste et signe, affirmant ne jamais avoir varié dans ses déclarations, identifiant sept agresseurs en dehors de ses parents (sur les dix-sept adultes présents au procès, quatre ont été condamnés).
L’autorité de la chose jugée interdisant de persister dans les dénonciations, inutile d’aller les chercher, même entre les lignes. Non, ce qu’on découvre ici est d’une bien plus grande richesse. Le regard que porte rétrospectivement Chérif Delay sur son effroyable parcours est un témoignage des plus précieux. La lucidité avec laquelle il décrit son vécu constitue une mine d’informations, d’enseignements et de conseils potentiels, pour tous les intervenants agissant auprès d’enfants maltraités. Le premier registre auquel il est impossible d’échapper est celui de l’émotion. Ce n’est pas de la pitié, exécrée par Chérif Delay que l’on ressent en lisant le calvaire qu’il a subi, mais de la colère et de la honte. On ne peut qu’être bouleversé face à tous ces sévices : humiliations, racisme, menaces de mort, agressions physiques, viols… Bien peu de choses lui auront été épargné.
Comme on ne peut qu’être choqué que tout cela ait pu se passer sans que la vérité n’éclate plus tôt. Chérif Delay l’explique lui-même : il n’a jamais voulu rien dire. Parce qu’il n’est pas facile d’avouer qu’on a été violé, ni de désigner comme auteur un membre de sa famille. Parce qu’on finit par croire, quand on est enfant, que tout cela est normal. Parce qu’on est terrorisé par les menaces proférées par l’agresseur si l’on parle. Mais là aussi, on aurait tort d’imaginer un texte exploitant sans vergogne le filon compassionnel.
Certes, il contraint le lecteur à regarder en face la réalité, aussi crue et terrifiante soit-elle. Pour autant, la démarche va bien au-delà de la simple dénonciation. Elle est impressionnante de pertinence et d’intelligence, nous permettant de comprendre combien la confusion s’installe, quand on est victime des grands et qui plus est de ces grands qui sont censés être des protecteurs naturels.
Un enfant croit souvent que les adultes savent tout de ce qu’il vit, sans qu’il ait besoin d’en parler. Pour le petit Cherif, c’était comme si tout le monde était d’accord avec ce qu’il subissait. Formaté pour souffrir, il n’avait pas le droit d’être heureux : c’était le « tic-tac de la mécanique fonctionnant dans ma tête ». Dès lors, il a vu dans les gens qui voulaient l’aider l’occasion de se venger : « J’ai été ignoble avec eux, psys, éducateurs, enseignants, familles d’accueil. »
Chérif Delay témoigne de ce que nombre de professionnels vivent au quotidien : « Dès que je sentais naître une relation affectueuse je la brisais, je ruinais systématiquement les espoirs qu’ils mettaient en moi. » Résister à ces assauts, maintenir une continuité dans l’accompagnement, ne pas céder au découragement, se montrer indestructible permet alors de démontrer à l’enfant qu’il peut faire crédit à l’adulte qui affirme vouloir le protéger : « Rares sont ceux qui n’ont pas explosé, en traversant le champ miné de ma souffrance. Ces grands-là restent les seules amarres qui m’ont retenu au rivage. »
Celles et ceux qui ont persévéré, il s’applique à les nommer : Claire Beugnet, responsable des services sociaux du Boulonnais, ou encore Eric Legros, directeur de la maison d’enfants de la Marine de Boulogne. Finissant par admettre que certains grands pouvaient être honnêtes, il rend hommage aux « gens de la Ddass, aux travailleurs sociaux, les familles d’accueil, le juge Burgaud ».
Pourtant, l’épreuve judiciaire aura été l’occasion de bousculer ce début de confiance retrouvée. Si lors du premier procès, en mai 2004, le président du tribunal donna la parole à Chérif Delay, en n’autorisant pas qu’on l’interrompe (il pourra alors parler, pendant plus de deux heures), la présidente du procès en appel, tenu en novembre 2005, restera passive face au véritable acharnement des avocats, ne laissant pas le moindre répit à l’enfant, l’interrompant systématiquement et le traitant de menteur, d’affabulateur et de mythomane, dès le début de sa déposition.
Bien d’autres épisodes pourraient être rapportés ici. Ainsi de la dilapidation des 30 000 euros attribués par la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction, vécus par Chérif Delay comme « de l’argent de pute » ; ainsi, du séjour dans un foyer d’adolescents de Belgique (Le Bon secours, près de Tournai) dont les pratiques de passage à tabac des mineurs accueillis semblent ne pas avoir changé, depuis les années cinquante ; ainsi de la multiplication, une fois devenu adulte, des passages à l’acte délinquants, dans le seul but de se retrouver devant le procureur et de lui demander des comptes ; ainsi de la bienveillance des policiers et des personnels pénitentiaires de la maison d’arrêt où il passe quelque temps, tous conscients des épreuves qu’il a traversées ; ainsi de tant de choses encore…
« Je n’ai que 21 ans, mais je trimballe des valises aussi lourdes que trois siècles », affirme Chérif Delay qui explique avoir écrit ce livre pour « vomir son dégoût et sa souffrance ». Une invitation à aller le lire et à méditer sur un témoignage hors du commun
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