N° 1339 | Le 9 mai 2023 | Par Nicolas Battus, consultant, formateur, artiste | Échos du terrain (accès libre)

Karl Marx et Marcel Mauss à l’Esat

Thèmes : Travailleur handicapé, Travail protégé, Histoire

J’aurais pu appeler ce texte « Anthropologie poétique d’un atelier de production d’ESAT » ou bien « La fraiseuse qui portait un nom d’indien » car ce matin-là en roulant vers Saint Calais, j’espérais bien que la providence me vînt en aide d’une façon ou d’une autre. Et sa façon fut poétique.

Il fait presque jour et l’air est froid. Je sors de la maison pour mettre un peu de maïs dans la gamelle de mes deux poules en liberté. La belle Wyandotte rapplique aussitôt, ah ! te voilà, toi !
Je démarre mon vieux break Mercedes pour me rendre à Saint Calais, tout au bout du monde. Une heure de route en ligne droite avec des poids lourds dans les deux sens et peu d’endroits pour dépasser. L’impression d’être sur une ligne de production automobile gigantesque installée à travers bois et bocage.
Mon travail actuel consiste à aller à la rencontre des moniteurs et des travailleurs de chaque atelier de production de l’Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) afin de cartographier l’intrication complexe des compétences sociotechniques déployées au sein du collectif atelier, écosystème méconnu.
La singularité d’un ESAT, structure médico-sociale de production est de concilier le meilleur accompagnement possible des usagers et la meilleure production possible afin de garantir aux usagers et aux encadrants, une vie professionnelle pérenne et satisfaisante. Depuis le décret du 13 décembre 2022, ESAT signifie «  Établissements et Services d’Accompagnement par le Travail  » et non plus «  d’Aide par le Travail  ». Le changement est de taille car la mission des ESAT est désormais d’accompagner la trajectoire professionnelle des personnes avec une déficience intellectuelle.
On a compris que le travail d’accompagnement se portait sur les personnes et que le travail de production se portait sur les objets et l’on devine que deux visions du monde a priori antagonistes coexistent en un même lieu.



Émancipation ou aliénation ?

Le travail de production de biens ou de services renvoie à un ensemble d’activités bien identifiées puisqu’il est au cœur des sociétés de consommation. De fait, le travail de production a été largement décrit par Karl Marx, il irrigue nos imaginaires (Chaplin, Fernand Léger) et se rattache à l’idée moderne que nous nous faisons d’un individu autonome.
Pour un marxiste, le travail est émancipateur, il constitue ou devrait constituer un lieu d’expression de soi : son idéal est celui d’un bon artisan, voire celui d’un artiste dont le travail est à la fois l’expression de sa nature profonde et une contribution à la société dans son ensemble (Graeber, 2022). Mais le travail de production peut vite devenir aliénant si celui qui trime, le fait pour quelqu’un d’autre qui en tirera profit.
Si les activités de production standardisées sont la signature d’homo sapiens comme le rappelle le paléoanthropologue Ludovic Slimak dans «  Néandertal Nu  », peut-on rattacher les interactions sociales en jeu dans l’accompagnement des personnes (vulnérables) à une sociabilité plus ancienne ? Aux modalités du don/contre-don de Marcel Mauss, père de l’anthropologie par exemple ?
Voilà en gros où j’en suis de ma réflexion lorsque j’entre dans le vaste atelier mécanique où m’accueille Nicolas, le moniteur.
Ici, sont disposés en épi de vieux tours parallèles ornés d’écrans numériques, des fraiseuses et là, des perceuses à colonnes, un autre vieux tour parallèle, des établis, des rails de stockage.
Nicolas me dit que Yohan va démarrer une production sur la fraiseuse HURON mais qu’il doit d’abord effectuer quelques opérations de planification.
«  Tu sais, Yohan peut faire le truc de A à Z… il maîtrise le mode opératoire mais il aime bien venir me demander de vérifier si c’est bien ok, on fonctionne comme ça…  » Pris au jeu, Nicolas me montre les différentes étapes de la production tout en faisant des digressions sur les qualités de l’acier, de la fonte ou de l’aluminium, sur les différentes fraises qu’on peut utiliser, sur le fraisage en opposition ou en avalant.
Tout ça me plaît et me rappelle le lycée technique Washington où à la fin des seventies, j’ai appris à tourner et à fraiser sur presque les mêmes machines. J’aime l’ambiance de l’atelier, l’odeur du métal, du lubrifiant et voir se former les copeaux coupants.
Nicolas et Yohan se vannent et échangent des sourires complices : «  Ah bah oui, pendant que ça usine, faut attendre et surveiller…  »
Cette fraiseuse est belle et imposante, d’un vert pistache écaillé. C’est une HURON, avec une tête indien stylisée comme logo et quelques mots allemands autour.
Dans l’industrie, la production d’une pièce est maîtrisée et décrite à la seconde près car il ne faut pas qu’une pièce attende trop longtemps sans être travaillée. L’approche dite de la «  production à valeur ajoutée  » fait la chasse aux temps morts.
De façon ironique, j’appelle accompagnement à valeur ajoutée la relation établie entre le moniteur et les travailleurs dans le temps de production car, si la valeur ajoutée en production est intermittente et ne représente moins de 5  % de la vie d’une pièce dans l’atelier, la valeur ajoutée de l’accompagnement est au contraire permanente.
Nicolas libère la pièce fraisée de l’étau pour aller l’ébavurer à la lime sur un poste de travail voisin. Tout le travail d’apprentissage et de maîtrise effectués sur cette pièce et les précédentes ont permis à Nicolas et Yohan de construire une relation forte. Cette pièce est habitée d’une valeur sociale cachée.
Et nous en venons au don/contre-don de Marcel Mauss.
Donner/recevoir/rendre sont des actes qui permettent de créer des relations sociales. Et puis donner, ce n’est pas d’abord seulement donner quelque chose, c’est se donner dans ce que l’on donne. Mamie qui fait de bons gâteaux pour ses petits-enfants sait tout cela depuis la nuit des temps.
Je jette un coup d’œil au profil de Huron stylisée sur la fraiseuse. Il ne manquerait plus que les Hurons aient vécu dans une économie du don/contre-don !
En rentrant à la maison, je me précipite sur Wikipédia.
Il s’agit des Hurons-Wendats ou Ouendats du Canada, alliés des Français. Ils ont été largement massacrés par les Iroquois alliés des Anglais et suréquipés en arquebuses pendant la guerre commerciale pour s’accaparer les peaux de castors et de loutres afin d’habiller les riches européens.
Je lis ceci : «  La règle du don est le centre même de la société huronne, servant à prévenir les inégalités, ce qui correspond à un code de générosité, d’hospitalité, d’échange cérémoniel et assure la circulation et le partage des biens produits, sans recours à un marché et avec une grande signification symbolique.  »
Voilà donc ce que je cherchais : cette fraiseuse HURON actionnée par Yohan et Nicolas symbolise à elle seule l’unification de deux mondes et de deux systèmes de valeurs.
Valeur de l’objet en tant que marchandise soumise au marché et valeur de l’objet en tant vecteur de relations humaines fortes.
Je pense que la singularité de l’ESAT est là : de pouvoir dépasser cet antagonisme moderne et d’envisager les deux valeurs comme les deux faces d’une même pièce.
Des Hurons-Wendats émigrèrent vers Québec et d’autres vers le Wyoming où le nom Wendats devint Wyanndotte, tout comme ma jolie poule américaine.
Quelle journée !