N° 1347 | Le 12 octobre 2023 | Par J.-L. Moka, psychologue territorial désabusé | Espace du lecteur (accès libre)
L’aide sociale à l’enfance est à bout de souffle. La pénurie de personnel, la restriction des moyens, le management bureaucratique, la manque d’accompagnement des professionnels font état d’une situation catastrophique. Mais l’ASE, c’est quoi ?
Après mon départ du service, on m’a demandé : L’ASE, c’est quoi d’après ton expérience ?
Une administration : les agents sont des postes interchangeables et doivent obéir aux ordres venus d’en haut, sans qu’ils soient vraiment consultés. Rien ne vient du terrain, tout part d’évaluations ou de décisions prises dans des instances, très haut dans l’organigramme.
Les nouveaux professionnels qui arrivent sont postés sans aucun accompagnement, parfois même sans aucun matériel ni aucune formation spécifique. Et si tu es un jeune pro qui débute ta carrière, tu es envoyé en visite médiatisée avec pour seul repère, ta propre expérience familiale et ta motivation pour cette belle cause. Mais, confrontés à des parents malades, des bébés terrorisés, des enfants en crise ou un juge des enfants téméraire, te voilà bousculé, chahuté, sans répit pour réfléchir parce qu’à l’ASE, on court tout le temps et on n’a pas accès à de la formation spécialisée. J’avais parfois 8 rendez-vous d’affilée dans la journée, plus des appels, des mails à traiter. Une semaine de vacances, c’est 150 mails… tout est urgent.
Un calcul théorique a été fait pour savoir combien de situations pouvait absorber un référent à 39h/semaine. Résultat : 12 situations : En vrai, ils en ont plutôt entre 35 et 40. Le psychologue territorial plutôt 200.
Les lois promulguées depuis 2002 ? Très intéressantes, nécessaires, mais aucun moyen de les mettre en œuvre : il faut faire à moyens constants. Accueillir les parents en synthèse ? Ok, mais comment on leur parle, on attend quoi d’eux, qui les convie, comment on les prépare à affronter notre horde de professionnels, on dit tout ou rien devant eux ? Pas le temps de la réflexion. Faire un bilan de santé de l’enfant à son arrivée à l’ASE ? Ok, mais il n’y a pas de médecin ou de psychologue de prévu dans le pôle santé, et pas de bureau disponible pour accueillir de nouveaux pros… Accompagner les familles d’accueil ? Ok, mais je fais comment quand il n’y a plus de véhicule pour se déplacer ou quand je n’ai qu’une heure tous les trois mois à leur consacrer ? Travailler en collaboration avec les parents ? Ok, super, mais s’ils ne veulent pas de notre bienveillance et qu’ils en ont marre de voir défiler l’ASE, et si je n’ai que 1h/mois à leur consacrer, comment peuvent-ils me faire confiance et s’appuyer sur moi pour avancer ?
Ils ont oublié que l’on travaillait avec de l’humain et que ce dernier était un être de relation qui a besoin de se sentir en sécurité et soutenu pour affronter les pires choses de la parentalité et de la souffrance infantile. Et ce n’est pas un mail qui fait ça ! Les parents, les enfants, ont besoin de stabilité et de faire confiance pour livrer les pires choses affreuses de leur vie qui les rendent vulnérables et pour accepter de notre aide. Ce n’est pas une visio ou un appel une fois par mois qui permet ça !
Certaines situations que j’accompagnais depuis 6 ans ont vu passer 9 référents éducatifs. Imaginez ce que les parents me disaient !
À l’ASE, on se transforme en machine pour survivre : on se planque derrière notre ordi sous prétexte d’avoir des écrits à faire. Nous sommes en alerte tout le temps, prêts à dégainer le moindre conseil qui pourrait stopper la petite demande qui émerge parfois de manière inattendue, en apnée pour éviter de créer le moindre tumulte qui viendrait faire exploser le collègue d’à côté.
Des professionnels à bout
À tous les niveaux, les professionnels sont à bout : dès l’accueil du public où ils reçoivent la colère des usagers ; les gestionnaires administratifs qui voient le nombre de démarches à traiter s’accumuler sur leur bureau, même en leur absence ; les référents qui courent sans cesse pour répondre à l’enfant qui crie son mal être, à l’assistant familial qui menace de demander son départ parce que c’est trop compliqué à la maison, aux parents qui hurlent qu’ils ne voient personne et que leur calendrier de visite n’est pas bon, à l’instit qui demande ce que l’ASE fait pour aider cet enfant qui met à mal l’école, au juge qui veut comprendre pourquoi on demande la suspension des visites et ce qu’on a fait dans cette situation, au CMP qui demande pourquoi on ne fait rien pour que cet enfant ne voie plus son parent maltraitant, à la MDA qui renvoie la balle à l’ASE parce que « ça relève de la protection de l’enfance et pas du handicap », au gendarme qui veut voir tel enfant demain sans se soucier de l’autorité parentale, à son ordi qui lui dit que la voiture réservée n’est pas revenue ou que la salle réservée n’est plus dispo… Les psychologues tentent d’absorber la souffrance des professionnels pour en faire quelque chose d’une posture mise au travail dans l’intérêt des enfants confiés, mais qui sont oubliés partout et mis à n’importe quelle sauce. Leurs détracteurs disent d’eux qu’ils sont des « électrons libres » dans l’institution et que c’est dangereux donc il faut contrôler tout ça par des protocoles et des strates hiérarchiques qui ressemblent à des marionnettes guidées par une force politique dont on ne comprend pas le discours ni les enjeux.
Pourtant il y a tellement de belles personnes qui travaillent dans ce monde. On n’atterrit pas à travailler en protection de l’enfance par hasard, il y a quelque chose qui nous pousse ici et qui nous anime. Il y a de belles compétences aussi parce que certains ont pris le temps d’attraper cette petite flamme et d’en faire quelque chose.
Aujourd’hui, concrètement, il n’y a plus de place pour accueillir.
Listes de doléances
Alors, que proposer ?
Réduire drastiquement le nombre d’enfants par référent éducatif en augmentant le nombre de postes et les salaires. Harmoniser ceux du public avec le privé pour attirer.
Avoir de vraies équipes pluridisciplinaires pour un vrai travail collectif, une cohérence et une implication de tous.
Que le psychologue puisse rencontrer tous les enfants accueillis sur son territoire, au moins une fois, parce que quand on se connait déjà, il est plus facile de s’interpeler si ça ne va pas, avant que la relation ait pris feu et qu’il soit trop tard.
Former tous les psychologues de l’ASE à l’évaluation psychologique d’un enfant et à la prise en charge du traumatisme, parce qu’on a affaire à ça partout, dans presque toutes les situations et que les CMP ne sont pas formés à cette prise en charge.
Avoir des responsables d’équipe qui dirigent en prenant soin de leurs agents, en les respectant et en leur faisant confiance, parce que si l’institution ne prend pas soin de ses agents, comment leur demander d’aller prendre soin des usagers ?
Mettre en place un véritable pôle santé multidisciplinaire pour faire un véritable bilan à l’arrivée et un suivi de proximité des soins avec les partenaires locaux. Parce que là encore, mieux on se connait sur le terrain, mieux on travaille ensemble.
Former les magistrats aux conséquences développementales de la maltraitance infantile, à la préciosité des premières années de vie d’un enfant.
Former tous les professionnels de terrain à la théorie de l’attachement.
Et la liste est loin d’être exhaustive…
Arriver à l’ASE n’a rien d’un choix pour un enfant ou une famille, ni d’un hasard. C’est bien qu’il s’est passé des choses compliquées pour cet enfant, en tout cas, suffisamment compliquépour qu’un juge le considère en danger. Donc cet enfant n’a pas eu de chance et doit à tout prix rencontrer des adultes fiables et formés pour l’écouter et prendre soin de lui, là où aucun autre adulte avant ça n’a pu le faire. Toutes les portes devraient s’ouvrir automatiquement quand cet enfant entre dans les méandres de l’ASE : les portes de l’éducatif, du soin, de l’adaptation scolaire, de la bienveillance. Il devrait être au centre du dispositif…