N° 756 | Le 9 juin 2005 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Il existe peu d’études qui tentent de décrire le fonctionnement interne des groupes d’enfants que l’urbanisation, la démographie, la crise économique ou familiale ont contraint à vivre dans la rue. Pourtant, cette réalité, même si elle est parfois niée ou sous-estimée, se retrouve aux quatre coins du monde.
L’ouvrage coordonné par Stéphane Tessier apporte une réflexion tout à fait passionnante, pour quiconque veut tenter de comprendre cette question. — Il y a les enfants de la rue, ceux qui y ont élu domicile et intègrent le fonctionnement du groupe de pairs comme suppléance à une famille défaillante. Mais il y a aussi les enfants dans la rue qui investissent ce lieu comme centre de leur activité (petits travaux, trafics en tout genre…) et qui rentrent la nuit venue chez leurs parents. L’ouvrage nous plonge en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud pour nous décrire ces enfants ayant vécu des expériences violentes précoces, victimes de mauvais traitements dès le plus jeune âge et confrontés à des adultes qui leur mènent la vie dure : « ils apprennent que la vie est précaire, éphémère et que la seule façon de survivre passe par des stratégies de défense, de protection, de reconnaissance et d’agression face à un ennemi potentiel » (p.139).
Même si l’on ne peut ignorer que la mort est présente au quotidien et que le sens de la vie est largement dévalorisé (car pouvant tenir à un rien), il ne faut pas pour autant tomber dans une vision misérabiliste. Car la dramatisation peut tout autant provoquer la pitié que susciter la crainte, transformant l’enfant victime en coupable potentiel. L’apprentissage des stratégies de survie passe par l’adoption de grandes capacités tant cognitives qu’opérationnelles : observer finement afin d’identifier les opportunités et de jauger les risques, connaître d’une manière méticuleuse le territoire pour en utiliser au mieux les ressources, ne pas rester isolé, créer des réseaux etc. Ces habiletés et compétences représentent un potentiel réel trop peu souvent mis à profit par les programmes venant en aide aux enfants des rues.
Fréquemment, les intervenants ignorent ces aptitudes jugées d’emblée illégitimes à l’aune du seul objectif considéré comme admissible : imposer à ces enfants de s’adapter aux exigences de la société et intégrer un mode de fonctionnement qui paradoxalement est à l’origine de leur situation. Or, ne les considérer qu’au travers du seul prisme de leur impulsivité et de leur difficulté à se projeter dans le temps, les considérer comme incapables de faire des choix et totalement sous l’emprise de leurs pulsions et de leurs désirs, c’est les réduire à des schémas qui ne correspondent pas à l’hétérogénéité psychosociologique de leur fonctionnement.
Loin de se limiter à une approche moralisatrice et normalisatrice, le travail avec ces populations se doit d’utiliser les ressources de la rue et celles de l’enfant qui y vit, pour structurer son intervention.
Dans le même numéro
Critiques de livres