N° 1306 | Le 30 novembre 2021 | Par Sylvain Beck, éducateur spécialisé, sociologue et formateur (pour le collectif Avenir Éduc) | Espace du lecteur (accès libre)
Selon les données que communique chaque trimestre la Direction de l’administration de la recherche, des études et des statistiques (DARES), le nombre d’intérimaires embauchés dans le secteur de l’action sociale (protection de l’enfance – handicap – personnes âgées dépendantes – insertion) progresse de façon significative et inquiétante : à la fin du 1er trimestre 2000, ils étaient 1 231 et à la fin du même trimestre 2010, 3 586. À la même époque, en 2020, on en dénombrait 10 599 et 14 804 en 2021. La crise sanitaire a accentué un phénomène qui avait déjà pris une ampleur inédite puisqu’à la fin du 4e trimestre 2018, on comptait 9 665 intérimaires, soit près de 8 fois plus en 18 ans et près de 3 fois plus en 8 ans. Un récent rapport de la Chambre régionale des comptes (CRC) d’Ile-de-France a constaté au sein d’une Maison départementale de l’enfance (MDE) 1 500 025 € de dépenses intérimaires en 2019 contre 0,00 € en 2017. L’intérim, c’est l’aventure, une forme de liberté dans le monde du travail. C’est une manière de travailler en décalage par rapport au salariat, de constituer son réseau d’agences et de se rendre disponible en fonction des propositions. Mieux payé qu’un salaire mensuel, à court terme, car les congés payés et une prime de précarité sont généralement versés. Mais sur le plan relationnel, cette liberté est un leurre qui favorise l’indifférence et la défection. Avec un apparent détachement des enjeux institutionnels, un moyen de voyager dans différents établissements, faire différents boulots, rencontrer des gens… furtivement parfois. C’est une forme de tourisme institutionnel, basé sur le court terme, la précarité et la flexibilité. Mais c’est aussi un enfermement : il faut toujours être disponible pour maintenir son réseau. L’intérim est l’un de ces fameux échanges gagnant-gagnant dont le néolibéralisme et le management participatif ont le secret. J’ai suivi cette piste pendant plusieurs années, naïvement ou à des fins émancipatrices pour se faire une place dans la société. Intérimaire, saisonnier, CDD, puis CDI, dans la grande distribution, la manutention, la restauration, puis l’éducation spécialisée et la formation. J’ai voyagé de petites entreprises en associations, et de région en pays.
Malgré les valeurs d’ouverture et de curiosité que comporte cette mobilité, on peut souligner les limites de cet état d’esprit dans le travail social. En effet, l’accompagnement n’est pas compatible avec une certaine vision touristique de la relation. La relation à l’autre demande du temps et auprès de personnes vulnérables, une certaine loyauté. Car ce sentiment de liberté est basé sur la défection : lorsque les difficultés s’accumulent, le départ devient une solution, parfois la seule. Mais ce départ est-il vraiment un choix ? Les discours publics sur la mobilité sociale, géographique et professionnelle, l’invitation à se former par les voyages et les rencontres sont à la fois un « usage du monde » pour reprendre la belle formule de Nicolas Bouvier (1), mais aussi un frein à la prise de parole. Les politiques néolibérales et le nouveau management public peut donc se délecter de cette tendance à la mobilité et la défection : pendant que chacun se prépare à l’auto-entreprenariat, on ne cherche pas à se mobiliser collectivement pour faire entendre sa voix ! L’intérim, c’est la précarité, l’insécurité sociale comme l’a très bien décrites le sociologue Robert Castel (2). Quand on est jeune, en pleine santé et peu soucieux de l’avenir car structuré par un réseau social qui peut apporter affection, confort et sérénité, tout va bien. Mais dans la durée, l’intérim n’est pas seulement une précarisation de soi, c’est une précarisation de la relation et, finalement, un retour à l’injustice sociale. Car dans l’intérim en travail social, il y a bien une logique morale et politique que les politiques économiques tentent souvent de dissimuler. Car les métiers de l’humain nécessitent de l’engagement. Que les intérimaires et les employeurs se retrouvent dans un échange de bons procédés dans le secteur du bâtiment ou de la restauration, c’est leur problème. Les justifications des uns et des autres servent l’intérêt individuel, celui de l’employé et de l’employeur. Le client ne demande qu’à obtenir un bien qui correspond au prix qu’il a payé.
Mais la relation éducative et d’accompagnement n’est pas la fabrication et la distribution d’un produit en vente sur le marché. Elle a un autre enjeu qui semble parfois nié : la cohésion sociale. Faire société est un acte moral. Quand il s’agit d’accompagner un gamin dans son contrat jeune majeur ou de se substituer à ses parents dans la vie quotidienne, c’est une autre affaire. L’éducateur peut assumer sa propre précarité, l’employeur peut se justifier comme il peut pour pallier les manques de personnel, mais chacun a le devoir de s’interroger sur ce que cette relation implique dans l’accompagnement d’un enfant à protéger. L’intérim, les contrats à court terme et le turnover sont autant de déracinements qui réactivent des traumatismes de la séparation. Or, la relation éducative est bien une affaire d’enracinement, un devoir dans le regard de l’autre : une obligation morale, plus ou moins tacite, de tenir, d’aller au bout. L’intérim ne tient rien. Elle précarise. Elle atomise. Elle insécurise tout le monde : éducateur, employeur et jeunes. C’est un palliatif dans le culte de l’urgence. À terme, c’est une bombe à retardement.
La question que les managers du social doivent impérativement se poser est donc celle-ci : comment anticiper les absences et les départs au sein des équipes pour permettre une continuité réelle dans l’accompagnement ? L’urgence et le manque de moyens ne sont pas des excuses valables car la réalité des employés fait partie de la vie d’une institution. L’insécurité est donc un choix stratégique de la part des managers. C’est un choix politique de la part des conseils d’administration et des financeurs. On ne rappellera jamais trop que le social n’a pas été inventé pour le plaisir et qu’il relève en premier, non pas de l’individu, qui fait d’abord ce qu’il peut pour survivre, mais de l’organisation sociale et donc de celles et ceux qui ont la responsabilité de cette organisation.
(1) Bouvier Nicolas (1963) L’usage du monde, illustrations de Thierry Vernet, Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, 200, 418 p. (2) Castel Robert (2003) L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Paris, Seuil, 95 p.