N° 1350 | Le 23 novembre 2023 | Par Étienne Muller, animateur social en équipe mobile auprès de personnes sans-abri | Échos du terrain (accès libre)

La SDF, la loi, le travailleur social et sa stagiaire

Thèmes : CHRS, SDF, Logement

L’accompagnement des personnes sans domicile fixe est borné par un arsenal législatif envahissant et un manque cruel de moyens. Brève histoire récente et parcellaire de l’hébergement d’urgence. Avertissement : Ceci n’est pas une fiction.

En France, pays riche et prospère, émerge, à la fin des années 80 du siècle dernier, une nouvelle catégorie de population, les Nouveaux Pauvres.
Leur nombre augmentant, des associations caritatives historiques comme Emmaüs, le Secours populaire ou le Secours catholique se démènent pour leur venir en aide. D’autres font leur apparition, dont Les Restaurants du cœur ou le DAL (1). L’ampleur du phénomène et l’évolution morale de la société font réagir l’État qui met en place le RMI et abandonne le délit de vagabondage en 1993. Ce délit étant quasiment la seule réponse aux situations des personnes sans abri, l’État doit développer de nouveaux moyens moins coercitifs. Le 115 est créé ainsi que les SAMU sociaux, des équipes mobiles et autres dispositifs à destination des sans-abris.
Tout le monde pensait que les choses ne pouvaient qu’évoluer de manière positive, juste et digne. L’action sociale liée aux droits et devoirs se développant, il a fallu LÉGIFÉRER. La loi n° 2002-2 (2) est votée et reste une référence pour les professionnels de l’action sociale, mettant les usagers « au centre des dispositifs », expression devenue leitmotiv. Essentiellement, loi de contrôle et de gestion budgétaire, il s’agit de prétendre faire mieux avec moins. Les usagers sont au centre de dispositifs qui se vident. Le temps passe, mais la situation sociale des sans-abris stagne.

Arsenal législatif
En 2009, la Loi du 25 mars de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion est votée. Elle modifie entre autres le code de l’action sociale et des familles en créant deux articles bien clairs, limpides, directs.
Les articles L345-2-2 et L345-2-3 du CASF disposent ainsi que toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence avec accompagnement, jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée.
Avec un tel arsenal législatif, aucun doute les choses vont s’arranger.
Cette même année sont créés les SIAO (3), services destinés à la gestion des flux des personnes sans abri. On entendait alors parler de gestion des stocks, de fluidification des parcours. Nous savions déjà que cela n’améliorerait en rien la carence en places d’hébergement. Tout un programme.
Automne 2017, les choses ne se sont pas arrangées. Le ministre de l’Intérieur Collomb pond une circulaire visant les personnes étrangères sans titre et leur maintien dans les centres d’hébergement. Cette circulaire sera contestée. Le Conseil d’État sans l’annuler en impose une lecture différente. Les agents en charge de son application n’auront pas de pouvoir de contraintes, juste de rappel à la loi.
Avril 2021, Rouen. Le préfet Durand, avec la complicité du Département, passe en force un Plan départemental d’Accès au Logement et à l’Hébergement des Personnes défavorisées. Un de ses objectifs est de faire de la place dans les CHRS. Il est donc fait obligation aux structures d’hébergement d’appliquer le règlement d’une loi qui n’est pas appliquée par l’État, en remettant des personnes à la rue.
Le comble de l’indignité ! Évidemment dans le viseur, l’étranger sans titre, crime de lèse-majesté répréhensible.

Geneviève, 69 ans
2 décembre 2022. Un travailleur social d’une équipe mobile et sa stagiaire sont avec Geneviève (4), 69 ans, expulsée de son logement en septembre et vivant entre rue et hébergement d’urgence. Après une démarche auprès de sa banque, l’équipe décide d’appeler le 115 pour elle. La batterie de son téléphone est presque vide et elle tient à en garder un peu, au cas où…
Armée de trois téléphones, l’équipe arrivera à joindre le 115 après une heure et demie avec plus de 1500 tentatives et une batterie vidée. La collègue du 115 est seule à répondre ce jour-là ! Geneviève sera hébergée trois jours, coup de bol c’est le WE. Lundi elle refera le 115, il faut qu’elle pense à bien recharger son smartphone.
On pourrait penser que ceci n’est qu’une simple anecdote. Mais c’est ce que vivent les personnes à la rue quotidiennement. Lorsqu’elles ont l’énergie suffisante pour le faire et leur téléphone mobile puisqu’il n’y a plus de téléphones publics. Beaucoup abandonnent.
Ce même jour, la loi Kasbarian-Bergé est votée, qui prévoit de criminaliser et d’expulser en 48h, sans jugement, les occupant.es d’un des 7 M de logements vacants, mais aussi les personnes sans bail en cours de validité. Ces expulsions se feront sans relogement, les recours et moyens de régularisations seront très limités (5).
Selon la fondation Abbé Pierre, cette loi injuste et antisociale va doubler le nombre de personnes sans domicile pour les bénéfices de quelques spéculateurs immobiliers.
Parions que cette loi-ci sera bien appliquée sans délai ni états d’âme !
Lundi 5 décembre 2022. Geneviève n’a pas abandonné et a eu assez de batterie. Après 800 appels « seulement », elle a pu joindre le 115 qui l’a orientée vers Colette Yver un centre d’accueil d’urgence ouvert parce qu’il a fait froid vendredi. Ce jour-là, Geneviève dans son malheur a la chance d’être une femme, car pour les hommes, le gymnase qui a ouvert vendredi a été refermé le matin, parce qu’il… a fait moins froid. Quelqu’un à la Préfecture consulte la météo et c’est le préfet qui décide. Encore lui.

Stopper les contournements de l’État
Il faut stopper les contournements de l’État qui considère que mettre en place un service dédié (SIAO) est LA réponse. Qui considère que rencontrer un service de premier accueil est une réponse suffisante et digne à la demande de « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale ». Et cette gestion des ouvertures-fermetures en fonction du thermomètre doit cesser !
Il y a une insuffisance évidente de places pérennes pour l’hébergement des sans-abris. Il faut en créer pour des mises à l’abri comme celle définie par la Loi de 2009. Il est indigne de « faire tourner » les personnes sur les places d’hébergement. Hier, c’était 3 nuits à l’abri, 6 dehors, aujourd’hui, ça peut être une semaine à l’abri et 15 jours dehors. On en arrive presque à regretter le Covid 19. Avec le confinement, des personnes hébergées ont pu se stabiliser bien plus longtemps. On a vu de réelles adaptations aux différents publics accueillis, la mise en place de structures d’hébergement multiformes.
En se stabilisant physiquement dans un lieu d’accueil, il est possible d’abandonner le mode « survie », d’accepter un accompagnement, de se soigner et se reposer, de trouver de la sécurité et de la protection et quand elle est possible la réparation des dommages causés par la vie à la rue. C’est pourquoi il faut que cesse ce roulement inhumain, du dehors-dedans… Plus le temps passé à la rue est important, plus les dégâts sont importants pour les personnes. Et plus le « coût social » est élevé.
C’est pourquoi il faut l’application des articles du CASF (6), sans délai et autres esquives administratives. Un argument souvent entendu particulièrement à Rouen est l’appel d’air : « Oui, vous comprenez, si on ouvre plus de places, ça va attirer du monde en plus ici. Il va y avoir un appel d’air ».
N’empêche, l’appel d’air (froid), pour le moment, ce sont ceux et celles qui sont à la rue qui le subissent !


(1) Droit au logement (2) Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale (3) Service Intégré d’Accueil et d’Orientation (4) Prénom inventé (5) Jusqu’à 10 ans de prison pourraient être requis contre des personnes ayant des difficultés sérieuses de logement. (6) Articles L345-2-2 et L345-2-3 du CASF : toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence.

La Fondation Abbé Pierre a comptabilisé en 2021 285000 personnes vivant en centres d’hébergement, ou en CADA. 22189 dans les bidonvilles et 27000 personnes sans abri lors du recensement de la population 2016.
Le Collectif Les Morts de la Rue a dénombré 620 personnes décédées sans chez-soi. La réalité serait plutôt que 3500 personnes seraient mortes de la rue en 2021.