N° 930 | Le 28 mai 2009 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Notre société, nous explique Olivier Labouret, a connu ces dernières décennies de profondes mutations : repli sur soi, hédonisme, surinvestissement du corps et de la vie imaginaire, valorisation de la performance, développement de la communication virtuelle et instantanée… Cette individualisation envahissante, pour être attenante à l’aspiration démocratique, a néanmoins de nombreux effets pervers. La montée des frustrations, tout d’abord : la jeunesse, dont l’existence est vidée de sens et qui tantôt se conforme passivement, tantôt se révolte violemment, exprime un malaise face aux valeurs portées par la marchandisation qui prétendent satisfaire immédiatement à ses désirs : tout est possible, mais rien n’est permis.
L’injonction sociale à être soi-même mais aussi à prendre des initiatives et à être responsable de ce qui nous arrive provoque ce qu’elle prétend dénoncer : c’est le constat de l’incapacité à faire face aux exigences qui est source de dépression. Autre conséquence encore : réduire la réalité économique et sociale à une simple affaire personnelle. Les circonstances socio-historiques sont réduites à des « facteurs de risque » et autres « événements de la vie » qui viendraient aggraver une situation de fragilité première. Ce qui est normal, c’est de s’adapter et de se ranger à la norme collective et quiconque s’en démarque trop est désigné comme malade. Tout conflit, désordre ou trouble du comportement trouve une explication naturelle inscrite à l’intérieur de l’individu, de l’ordre du biologique, des gènes et de la neurotransmission.
L’ouvrage d’Olivier Labouret s’en prend à la psychiatrie quand cette discipline conforte et amplifie toutes ces tendances, en acceptant de couper le sujet de son contexte et de privatiser toute difficulté. Chacun se doit d’avoir à manager sa propre entreprise psychorporelle, au besoin avec l’aide d’un coach ou de psychotropes (dont notre pays consomme le double de la moyenne européenne). Et d’en appeler à une psychiatrie qui s’imprégnerait d’humilité clinique et du principe d’incertitude, son diagnostic ne devant avoir qu’une valeur relative et non le caractère absolu et définitif que tente de lui attribuer l’approche expertale et classificatoire pseudo-objective. Il est important de dénoncer la psychiatrisation de toute souffrance (l’existence humaine est par essence fragile, en raison de ses limites sociales et temporelles) et de toute déviance (qui exonère les conséquences du culte de la réussite socioprofessionnelle et de la norme marchande).
Pour autant, l’auteur tombe dans le même travers qu’il prétend combattre : à trop vouloir invalider la surdétermination du caractère individuel des difficultés psychiques, il en vient à le nier totalement. A l’idéologie des explications causales exclusivement personnelles, il oppose une autre idéologie : celle des explications uniquement sociétales.
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