N° 1305 | Le 16 novembre 2021 | Par Vincent Sol, formateur en IRTS | Espace du lecteur (accès libre)
L’époque n’a pas son pareil en matière de cynisme et s’il est un domaine dans lequel il s’exprime avec force, c’est bien celui de la gratification de stage (1).
Pourtant, son instauration se présentait sous les meilleurs auspices : une mesure progressiste, censée accorder, enfin, une reconnaissance au travail qu’effectuent les stagiaires au sein des structures. Une somme modique, certes, insuffisante pour affronter les charges de l’existence, mais qui permettrait au moins d’apporter quelques subsides aux étudiants impécunieux. Un viatique, donc, pour partir sur le chemin des stages, qu’on ne pouvait que saluer, tout au moins sur un plan symbolique, car on s’est vite aperçu qu’au niveau économique le compte n’y serait pas. Premier cynisme.
Le travail social n’avait qu’à se réjouir de l’obligation de gratification. D’abord, parce que l’extension des droits accordés aux individus fonde sa raison d’être et sa légitimité à agir. Ensuite, parce que le cœur même de ses formations palpite grâce au balancier permanent entre périodes de formation pratique et périodes en centre de formation. La gratification ne pouvait donc qu’être plébiscitée, pour le soutien qu’elle apporterait dans le parcours des étudiants qui nécessite, pour être mené dans de bonnes conditions, d’être un tant soit peu dégagé des contingences matérielles.
Et pourtant, c’est là que le bât blesse. Loin de soulager la vie des étudiants, la gratification la leur a, dans bien des cas, compliquée, jusqu’à parfois obérer la poursuite de leur formation à défaut de structure pouvant les accueillir. Déjà que trouver un stage « ordinaire » n’est pas une sinécure, décrocher un stage gratifiable s’apparente à la quête du Graal ou, plus justement, à un chemin de croix. On en arrive à la situation folle où la gratification devient un fardeau, voire, au risque de choquer, un handicap, tant la denrée est rare. De quoi doucher brutalement les espérances que les étudiants nourrissent à l’amorce de leur formation ; de quoi les désillusionner sur leur choix de carrière. Conséquence : un certain nombre d’entre eux sont prêts à renoncer à leur droit à la gratification pour augmenter leurs chances de trouver un stage et, par crainte, de devoir suspendre leur formation ! Dans un Etat de droit et dans un secteur censé agir pour l’effectivité de celui-ci, les jeunes qui seront et feront le social de demain commenceraient en s’asseyant sur le leur ? Deuxième cynisme.
Bien sûr, on ne saura que regretter que les pouvoirs publics, dans la création de l’obligation de gratification, ne soient restés qu’au niveau de la constitution d’un droit, sans l’assortir des moyens financiers nécessaires à son application. La chose n’est pas nouvelle et c’est la prérogative de l’Etat que d’avoir la force d’imposer aux autres ce qu’il a la possibilité de s’épargner à soi, le monopole de la violence symbolique (2) en somme.
Mais comment se dédouaner aussi vite de toute responsabilité dans notre secteur ? On pourra toujours se réfugier, à raison, derrière l’idée que sans moyens concrets pour prendre en charge le coût de la gratification, les structures du social et du médico-social n’avaient pas la possibilité d’accueillir des étudiants en la relevant. C’est vrai, nombre d’entre elles à la santé financière fragile, ou dans des secteurs d’intervention dont les crédits ne sont pas légion, ne peuvent se permettre de gratifier les stagiaires et sans doute le regrettent-elles. Mais ce n’est vrai que dans une certaine mesure. Le propos pourra heurter mais foule d’établissements et de services aux budgets colossaux auraient l’assise suffisante pour ce faire, sans mettre en péril leurs équilibres financiers. Pour y aller de front et sans peur de prêter le flanc à des accusations de démagogie, les moyens existent pour
couvrir certaines dépenses dont l’essentialité pourrait être discutée ; on pense au déploiement des démarches qualité, des chartes graphiques, des outils de communication ou, pour être plus piquant, au financement des postes d’encadrement qui sont parfois pléthoriques. On pourra nous objecter qu’en gestion, on ne peut verser d’un compte à l’autre à loisir… Oui ! Néanmoins, un jeu reste toujours possible et si le jeu est l’âme de la mécanique, ne pas jouer quand on en aurait la latitude revient à traiter la chose mécaniquement, sans âme. Pour le dire sans détours, certaines structures ne jouent pas le jeu de la gratification, souvent plus par manque de prise en main concrète de la question que par manque de moyens. Troisième cynisme.
On ne peut d’ailleurs que rester perplexe devant la disparité des pratiques en la matière. Là où un établissement propose plusieurs stages gratifiables à l’année, son homologue et voisin, relevant de la même tutelle et ayant la même surface financière, n’offre pas la même opportunité. Comprenne qui pourra… Car après tout, de quel coût parlons-nous ? 3,90 euros minimum de l’heure, 15 % du plafond horaire de la sécurité sociale, exonérés des charges sociales (CSG et CRDS), si on ne dépasse pas ce taux. Soit environ 590 euros sur un mois complet de stage (sur une base de 151,66 heures), chose rarissime du fait de l’organisation des formations en alternance qui prévoie des regroupements en centre de formation. Si on admet que les stagiaires produisent un travail, dans son acception élémentaire d’activité en vue d’obtenir un produit socialement utile, et sans discuter de la qualité de l’activité fournie, on reconnaîtra qu’il s’agit là de travail à bas coût, loin de couvrir les besoins minimaux de l’existence. Cynisme de plus.
Mais il y a pire. Devant une situation se gangrenant d’année en année, sans que l’offre ne progresse à la hauteur des besoins d’étudiants toujours plus nombreux à relever de la gratification, l’État, pour drainer l’embolie du système, a relâché d’une main ce qu’il avait imposé de l’autre (3). Dans un tour de passe-passe ubuesque, il a rendu légale la possibilité du contournement du droit qu’il avait promulgué, en autorisant pour partie le découpage des stages en sous-périodes, de sorte à rester en-deçà des huit semaines à partir desquelles la gratification devient obligatoire. Être et ne pas être gratifiable, affirmer un droit et y renoncer momentanément, nécessité faisant loi… on mesure bien le paradoxe et, pris dans cette tension, ce que peuvent ressentir les étudiants concernés. Comble du cynisme.
Parce qu’on ne saurait tolérer que relever de la gratification, d’un droit, devienne un piège ; parce que la torpeur de notre secteur est pour le moins absconse, un effort collectif sur le sujet devient impérieux et urgent. Si tout le monde s’accorde sur la richesse que représente l’accueil de stagiaires et sur la nécessaire participation des professionnels de terrain à la formation, rien ne devrait s’opposer à la construction de réponses à la mesure des enjeux soulevés par la gratification. À deux conditions toutefois : celle d’une mobilisation sans faille de toutes les parties prenantes, des services publics, des établissements, des centres de formation ; celle de ne pas se cacher derrière la seule raison économique qui, sans contester sa primauté, ne doit pas constituer l’argument ultime face auquel les bonnes volontés s’inclinent. Il en va de la responsabilité de tous, pour l’attractivité de notre secteur, la qualité de ses formations et, par ricochet, de l’action des professionnels de demain. Il en va aussi du devoir de chacun, celui d’offrir à la jeunesse la justice sociale qu’elle est en droit d’attendre à son entrée dans le travail social.
(1) LOI n° 2014-788 du 10 juillet 2014, complétée par l’Instruction interministérielle DGCS/SD4A/DGESIP n° 2015-102 du 31 mars 2015. (2) BOURDIEU Pierre, Sur l’Etat, Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, Raisons d’agir, 2012. (3) La réforme de 2018 des diplômes de niveau 6 a réorganisé l’architecture des périodes de stage.