N° 824 | Le 18 janvier 2007 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
Toutes les sociétés ont été préoccupées par la mort. Quelle que soit l’époque, elles continueront à être hantées par le deuil. Pour autant, la modernité a inauguré un cours nouveau : la volonté d’évacuer ces décès devenus encombrants pour les vivants. Quelle est la raison de cette profonde mutation ? Jusqu’au XVIIIe siècle, la mort est proche, fréquente et familière. La mortalité infantile forte de 250 pour mille ne permet pas de compter sur une espérance de vie supérieure à 28 ans. Quand le cap difficile de l’enfance est passé, on peut espérer vivre jusqu’à 40 ans. Tout individu connaît indifféremment le décès de ses descendants autant que de ses ascendants.
Les progrès scientifiques et médicaux ont laissé croire que l’homme pourrait lutter contre sa finitude. Il pourrait devenir immortel dès lors qu’il respecterait une société sécurisée et sécurisante. Il ne peut normalement enterrer que ses ascendants. Le monde moderne est marqué par deux tendances. Celle d’abord du déni. Mort, vieillesse, folie sont devenues des réalités inconvenantes que l’on se doit de retirer du regard des vivants. La bienséance veut qu’au mieux, on n’en parle pas, au pire qu’on l’évoque au travers de litotes ou d’euphémismes (« Il nous a quitté », « Elle s’est éteinte »…). On cache les morts en déléguant la fin de vie aux hôpitaux, la veille des corps aux morgues, la toilette mortuaires aux spécialistes en thanatologie… toutes choses longtemps prises en charge par les familles (et plus particulièrement par les femmes). Il en va même jusqu’à cette crémation qui implique la disparition définitive des corps (là où l’enterrement peut sembler un simulacre de perpétuation de la vie).
Seule la mort des héros et des martyrs est célébrée. Le refus de la finitude se retrouve jusque et y compris dans les annonces nécrologiques qui noient littéralement le disparu dans une multitude de vivants : les membres de la famille longuement cités qui rappellent l’affection de ses proches, mais aussi sa survivance au travers de la mémoire et de ses descendants. La seconde tendance contemporaine, c’est bien le sentiment d’injustice. Les aléas semblant largement maîtrisés, la vie est considérée comme immortelle tant que la date probable de la fin n’est pas atteinte. La mort est inopportune et inacceptable jusqu’à cette échéance. La certitude temporelle marque notre vivant, l’incertitude atemporelle caractérise notre mort. Rares sont les cas où le vivant apprend sa mort prochaine : le malade en phase terminale ou le condamné à la peine capitale.
Depuis quelques décennies, les morts ont donc cessé d’exister socialement. Ils ont été progressivement rejetés hors de la circulation symbolique du groupe. Pourtant, on note depuis quelques années la résurgence des représentations de la mort : silhouettes noires le long des routes pour prévenir les accidents, annonces de risques mortels sur les paquets de cigarettes etc. Cela signe-t-il l’amorce d’un mouvement inverse ?
Dans le même numéro
Critiques de livres