N° 775 | Le 24 novembre 2005 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)
D’où vient mon sentiment que Joseph Rouzel constitue un paradoxe vivant ? Sans doute du fait que je le trouve profondément ennuyeux quand il parle de psychanalyse et tout à fait passionnant quand il aborde la clinique du travail social. Pourtant, l’un est directement lié à l’autre. Allez comprendre… il faudra vraiment que je pense un jour à me payer une cure ! Je laisserai donc aux aficionados lacaniens le plaisir de se shooter à « l’assomption de la castration » ou à la « logique du fantasme » génialement identifiée à la formule : « S (barré) poinçon @ : $ ◊ a » (ce n’est pas un gag : on trouvera cette démonstration hilarante à la page 145 !).
Je me contenterai dans cette critique de souligner dans ce que déploie cet auteur, ce qu’on ne trouve nulle part ailleurs et qui touche au plus profond de notre métier. « Il faut rabattre sur la jouissance pour vivre parmi les autres. Ce sacrifice est au fondement de toute éducation » explique d’abord Joseph Rouzel (p.38). C’est effectivement ce lien, celui qui apparaît impossible à combler et à satisfaire qui constitue la source d’où jaillit le lien social. C’est ce manque qui humanise et fait de nous des animaux sociaux. C’est à partir de lui que chacun acquièrt sa position de sujet. La démarche professionnelle consiste justement non pas à normaliser, mais à faire émerger cette place. Il s’agit de rencontrer l’autre et d’avancer côte à côte, sans intention de le soigner, de l’éduquer, de le thérapeutiser.
Vider l’espace de la relation de nos espoirs et de nos projections, de nos volontés et de nos projets pour lui, c’est faire place nette de cette propension qui constitue la maladie infantile du travail social, à savoir faire le bien d’autrui, c’est faire le ménage en soi pour mettre ses compétences à disposition de celui qui demande. Au point qu’il doit bien se garder de se prendre pour celui qui aurait justement ce qui manque à l’autre, marque de sa prétention à la toute-puissance, alors que ce que ce dernier demande le plus souvent c’est qu’on lui prête attention, qu’on lui sacrifie un moment de son temps, non pour suppléer à sa volonté, mais en le considérant comme un sujet.
Mais la difficulté ne réside pas seulement dans ce qu’on projette en l’autre. Elle est aussi dans ce que ce dernier vient mettre en nous. La question du transfert, cet accrochage affectif incontournable dont Freud affirmait qu’il est « un phénomène universellement humain […] qui domine de manière générale les relations d’un individu à son entourage » (cité p.133) travaille au corps tout professionnel de l’aide. Le travail social est un métier à risque : si l’on se laisse embarquer par ce que l’autre produit en nous, il n’y a plus guère d’espace pour assurer la fonction attendue. « Le transfert exige du travailleur social qu’il fasse le ménage régulièrement dans ce que produit en lui la relation avec l’usager, de bouleversements, d’affects, de sentiments, d’émotions, de souvenirs refoulés qui remontent, d’empathie, de fantasmes, de volonté de puissance sur l’autre, de vouloir le bien de l’autre » (p.65).
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